La fabrication des tuiles rouges en voie de disparition
Une réglementation qui ne pourra faire que le bonheur des rares fabricants de ces tuiles afin qu’ils puissent exercer dans la légalité, mais cela doit être accompagné aussi de moyens logistiques et financiers au profit de ces petits artisans qui pourraient répondre aux besoins du domaine de la construction d’ailleurs le plus actifs.
Les deux berges de l’Oued Soummam, plus grand cours d’eau de la région, constituent un espace non seulement de végétation dense mais aussi de zones humides et sèches donnant naissance à une terre composée de matières organiques et minérales.
La tourbe. Cette terre qui devient noire une fois asséchée provient de la fossilisation de débris végétaux et qui est à l’origine de fabrication artisanale de matériaux de construction bien utilisés dans la région, la brique pleine et la tuile rouge. Cette dernière, néanmoins celle fabriquée dans la vallée de la Soummam, possède une forme géométrique comme une caractéristique unique très répandue en Kabylie et sur beaucoup de zones d’habitation du bassin Méditerranéen.
Avec ses multiples dimensions qui peuvent varier de 15 à 40 centimètres et sa forme semi cylindrique marqua durant des décennies le patrimoine architectural kabyle jusqu’à lui donner le nom de «tuiles kabyles». Les maisonnettes anciennes de nos villages en toiture de tuiles rouges forment une carte postale et des paysages panoramiques des montagnes. Cet outil de maçonnerie fabriqué de façon artisanale, quoiqu’il n’est plus ce qu’il était jadis, continue à résister contre vent et marré en tenant tête à divers matériaux de construction les plus modernes. Pour s'en rendre compte, il suffit de passer à travers les localités de la vallée et sur les bordures des routes, où l’on constate des pilles de briques et de tuiles rouges fraîches exposées pour la vente.
Mohand, le dernier des fabricants
Rares sont les personnes qui connaissent les usines de fabrication de ces tuiles en dehors des familles propriétaires de ces petites fabriques artisanales, voire rudimentaires, car ne répondant à aucun critère réglementaire et n’utilisant que des moyens de bord pour la production. Un héritage de père en fils et une activité pratiquée souvent dans l’ombre, loin des feux de la rampe vit ses derniers moments après des années d’or et une époque florissante.
Une randonnée du côté d’Amizour et le long de la route nationale n°75 accompagné de Samia Kherraz, élue à l’APC locale, nous a menés à un point d’exposition de ces tuiles sur la rive droite du cours de l’Oued. Arrivés sur le lieu ciblé, le décor est désolant. L’endroit est complètement déserté par le propriétaire laissant seuls ses produits exposés sous la protection du ciel. Changement de direction puisque les points de vente ont été repérés au préalable, pour se retrouver cette fois sur le chemin menant vers la ville d’El Kseur pour s’arrêter devant une bonne pile de briques pleines et de tuiles rouges bien entassées sur l’accotement.
A côté, une petite baraque de fortune construite avec des débris de bois et de branches d’arbres qui sert d’abris au vendeur qui est aussi gérant d’un four artisanal de production de tuiles et briques. Mana Mohand, 34 ans et habitant le village El Hamma, après les brèves présentations, trouva le plaisir de parler de son activité, plutôt de son métier qu’il a épousé depuis plus d’une décennie. «Je suis le gérant, l’ouvrier et le vendeur de tuiles rouges et de briques pleines et cela depuis plus de 10 années, c’est juste à la retraite de mon père grabataire, car cette activité est une affaire de famille et comme tu vois, je suis seul à attendre à longueur de la journée un prétendant acheteur dans cette baraque, été comme hiver», dira-t-il. Le propriétaire témoigne que pour faire marcher une telle activité, il faut au moins trois ouvriers, mais se désole que les jeunes ne s’y intéressent pas, car il s’agit d’un travail pénible demandant beaucoup d’efforts physiques.
La fabrication en elle-même se fait en trois étapes, selon notre interlocuteur. Il faut d’abord effectuer l’extraction de la terre, la nettoyer de ses débris et l’assécher pour qu’elle soit prête à l’utilisation. Et c’est à partir de là que les choses «sérieuses» commencent en passant d’une étape de froid à une étape de chaleur extrême. «Fabriquer une tuile consiste d’abord à extraire cette terre saturée d’eau, la sécher puis lui faire subir deux processus avant d’arriver à terme», expliquera notre interlocuteur.
Le fabricant de ces tuiles explique qu’il faut bien travailler la patte d’argile mélangée à l’eau, pour la faire passer au moulage afin de lui donner les formes et les dimensions de tuiles et de briques à fabriquer. Jusque-là, la couleur du produit est noire, elle ne pourra se transformer en rouge brique qu’après la fin de la phase de cuissage. «Pour faire cuir nos tuiles ou briques, nous devons d’abord assurer une fabrication importante. Il suffit de construire un four de cuisson avec la même terre utilisée à la fabrication. Notre combustible est le bois et là, nous subissons la galère de ramasser la quantité de bois nécessaire pour cuir nos produits durant plusieurs heures», soulignera-t-il.
En passant de l’étape sombre et froide à l’autre claire et torride, Mohand arrive à produire quelques 1 500 petites briques et 100 tuiles semi cylindriques, et c’est cette haute température qui avoisine les 800 degrés qui donne la couleur rouge et définitive à ces matériaux. À vrai dire, la simplicité de fabrication fait en sorte que ce travail, purement manuel, demande des efforts à fournir. Toutefois, la tâche ne peut être accomplie si l’on n’arrive pas à faire écouler la marchandise pour assurer le revenu et faire face aux dépenses familiales, étant donné que cette activité consomme la plupart du temps et ne tolère aucun répit.
Il y a quelques années, une dizaine de ces fabriques existent sur le territoire de la seule commune d’Amizour. Cela sans compter celles implantées à travers les localités de la vallée. «Il y a cinq ans, nous étions 8 fabricants des tuiles rouges dans notre commune et cela avait créé une certaine concurrence mais aussi de l’entraide et solidarité entre nous, en passant d’une fabrique à une autre pour porter aide à extraire la terre, remplir les fours ou piler au bord de la route les milliers de tuiles pour la vente», nous racontera ce gérant. Beaucoup de jeunes, surtout ceux issus des familles propriétaires de ces fours, ont exercé ce genre de travail avec une certaine expérience et un savoir faire dans la vie artisanale. Mais cela n’a pas marché à tous les coups et en faveur de l’activité qui commence à perdre de la main d’œuvre, surtout parmi la tranche juvénile que l’expérience leur fait savoir qu’il s’agit d’un métier dur, malgré sa rentabilité. «Je peux vous étonner par cette amer réalité que je suis le seul fabricant qui reste sur ce territoire et je continue à accomplir mon travail uniquement par respect à cette activité qui constitue l’un des biens que nos ancêtres nous ont légués», dira Mohand qui regrette que ce métier pourrait disparaître à jamais. Le topo est certainement le même un peu partout dans le pays, car, à en croire les dires de notre interlocuteurs, ces tuiles rouges cylindriques et ces petits cubes de briques font partie des produits rares sur le marché pour que des entreprises de construction et des particuliers font plusieurs kilomètres à la ronde, à leurs recherche. «Je reçois des acheteurs de plusieurs wilayas et la plus grande affaire qui m’a donné un vrai souffle à exercer encore ce métier est le marché que j’ai conclu avec le ministère de la Culture à qui j’ai vendu une quantité considérable de tuiles et briques pour la réinstauration de Dar Soltane de la Casbah», déclarera-t-il. La demande qui dépasse l’offre est conséquente d’une faible main d’œuvre mais surtout de l’absence de toute volonté à l’effet de réglementer cette activité en voie de disparition. Et, aussi, à moderniser les outils de travail pour rendre attractif le métier et assurer une fabrication de qualité sans porter atteinte à l’environnement.
«Je suis le gérant, l’ouvrier et le vendeur…»
Vendre ses milliers de briques et de tuiles sur la bordure de la route fait partie du quotidien de l’unique fabriquant de tuiles kabyles à Amizour. Comme le gardien du temple, il songe d'ores et déjà à tout abandonner si les choses restent telles qu’elles sont. Car pour Mohand, aucune considération n’est réservée à cette activité qui finira par se clochardiser, alors qu’elle fait partie d’un patrimoine millénaire par donner sa touche à des civilisations dans le domaine de l’architecture et de l’habitat.
Un réel état de fait confirmé par un responsable du domaine de l’agriculture que cette activité n’est pas reconnue et non réglementée. «Elle est exercée presque clandestinement et loin de tout contrôle avec des conséquences fâcheuses dues aux extractions à outrance de la terre argileuse sur les bords de l’Oued, à l’origine des débordements des cours sur les terres agricoles», soulignera notre interlocuteur.
Une réglementation qui ne pourra faire que le bonheur des rares fabricants de ces tuiles afin qu’ils puissent exercer dans la légalité, mais cela doit être accompagné aussi de moyens logistiques et financiers au profit de ces petits artisans qui pourraient répondre aux besoins du domaine de la construction d’ailleurs le plus actifs.
«Nous demandons que cette activité soit considérée comme les autres métiers artisanaux afin que nous puissions travailler dans la légalité et dans des conditions de sécurité et de productivité, et cela ne pourra que faire revenir beaucoup de jeunes vers ce métier capable aussi de créer de l’emploi et donc d’absorber le chômage», ajoutera Mohand. Ces produits rouges de fabrication artisanale sont de nos jours demandés pour le décor et aussi pour la toiture des hangars industriels de par leur nature isothermique.
Outre l’intérêt culturel de ce travail artisanal combien millénaire, la réglementation de cette activité et sa préservation pourraient lui donner une opportunité à vivre encore de beaux jours et pourquoi pas à renforcer l’artisanat qui est un levier industriel, économique et touristique de chaque région. Une activité artisanale qui disparaît, c’est une partie de l’histoire locale qui s’en va.
Source www.depechedekabylie.com par Nadir Touati