Dans un contexte où on assiste à une baisse du nombre de permis de construire, une vingtaine d’associations ont déposé plainte contre l’État, l’accusant d’inaction face au fléau du mal-logement.
« L’État français semble désirer la fragilisation de son modèle du logement social, en vue de suivre des recettes qui ont été appliquées dans les années 1980 en Grande-Bretagne. Aujourd’hui, les Britanniques se mordent les doigts de s’être débarrassés de leur parc de logements sociaux », explique le sénateur PCF Ian brossat.
Le modèle français du logement social fait face à une déstructuration sans précédent, accélérée par la politique macroniste et ses penchants systématiques pour la privatisation. Depuis 2017, on assiste notamment à une baisse drastique des permis de construire qui conduit à un manque de logements abordables. Il y a urgence à remettre la question du logement au cœur des politiques publiques.
Le dernier rapport annuel de la Fondation pour le logement des défavorisés montre que de nombreux indicateurs sont au rouge. Peut-on dire que la situation s’aggrave ?
Didier Vanoni Docteur en économie et directeur de Fors-Recherche sociale
Il y a eu huit ministres du Logement depuis 2017, et même des périodes sans aucun ministre du Logement. Durant la période, tout s’est dégradé. La construction, la situation des demandeurs de logement social, les problématiques liées à la consommation énergétique, les expulsions massives, le nombre de personnes à la rue… Certains indicateurs ont été multipliés par deux, voire par quatre.
Et quand une situation se dégrade, elle se dégrade d’abord pour les plus défavorisés. La politique du logement a besoin de stabilité et de vision politique. Le discours dominant devient illisible. On va jusqu’à faire porter aux sans-papiers et aux migrants la responsabilité de la crise du logement social ou de la saturation des centres d’hébergement. Ce qui fait que l’on passe à côté des vrais problèmes qui sont liés aux inégalités sociales.
Emmanuelle Cosse Présidente de l’Union sociale pour l’habitat
Les enjeux du logement nécessitent des réponses de temps long. Or, il y a eu une rupture à partir de 2017. En 2016, nous étions en train de mettre en place des réponses. En Île-de-France, par exemple, même avec un grand nombre de demandes de logement social, nous arrivions à accélérer les attributions. C’était le fruit d’une politique publique et de nos élus locaux qui s’inscrivaient dans une vision au long cours. Le changement de biais politique en 2017 a tout mis en vrac en l’espace d’une année.
Citons la ponction sur les bailleurs sociaux ; le mépris à l’égard des locataires HLM ; la tentative d’arrêt d’encadrement des loyers ; ou encore une stigmatisation pour les métiers de la construction. Les acteurs du logement, assez vite, ont été déstabilisés. Aujourd’hui, on se retrouve dans une situation où 2,8 millions de ménages sont en demande d’un logement social.
J’ai pris la présidence de l’Union sociale de l’habitat en 2020 : en quatre ans et demi, cela a représenté 500 000 ménages supplémentaires. On revient à la case départ sur la question de l’hébergement, comme sur celle de la construction. Si on regarde les indicateurs : le nombre d’attributions de permis de construire a chuté de moitié depuis 2018. L’État ne soutient pas les gens qui travaillent et qui veulent accéder à la propriété en s’installant sur un territoire.
Ian Brossat Sénateur PCF de Paris
La seule cohérence de la politique menée par les gouvernements successifs depuis l’arrivée de Macron au pouvoir, c’est un recul très net dans le domaine du logement, qui a systématiquement été pris comme variable d’ajustement budgétaire. Cette année encore, alors même que la crise du logement bat des records, c’est là que des économies supplémentaires sont faites.
Mais prélever impunément dix milliards d’euros dans les caisses des bailleurs sociaux a eu des conséquences, tant sur la production de logements que sur la rénovation énergétique des bâtiments. Et puis, il y a l’exemple du dossier Airbnb. Il est frappant de voir que les nouvelles mesures de régulation qui viennent d’être mises en place l’ont été par l’intermédiaire d’une proposition de loi, c’est-à-dire d’une initiative parlementaire, et non d’une décision gouvernementale.
En attendant, beaucoup de temps a été perdu et nombre de logements ont été remplacés par des locations touristiques. Dans le cadre du débat budgétaire, des amendements avaient été adoptés au Sénat, y compris par la droite, pour taxer davantage les logements vacants ou les résidences secondaires dans les zones tendues. Tout ça a été balayé d’un revers de main par le 49.3. Cela illustre bien la seule ligne du gouvernement en matière de logement : l’inaction, le marché laissé libre.
Le 13 février, une vingtaine d’associations ont déposé plainte contre l’État, l’accusant justement d’inaction face au fléau du mal-logement. Au-delà de sa symbolique, cette démarche peut-elle provoquer un réveil ?
Emmanuelle Cosse J’ai pu parler avec plusieurs de ces associations de la situation de crise dans laquelle nous sommes. Les bailleurs sociaux sont une cible depuis plusieurs années pour les différents gouvernements macronistes. Ils ont été stigmatisés mais, à partir de 2023, quand il y a un effondrement total de la production des logements et que les entreprises privées tirent la langue, c’est à eux que l’État a demandé d’intervenir.
Dans des périodes comme ça, on est bien heureux d’avoir des bailleurs avec des loyers régulés. Le président de la République, ainsi qu’une partie de ses ministres et premiers ministres, semblent croire que le logement n’est pas un sujet relevant d’une politique publique.
Pour ma part, je pense très clairement que c’est une politique régalienne, qui permet de faire société et de faire vivre une démocratie, au même titre que l’éducation nationale et la santé, où on observe aussi un démantèlement. Ne pas penser la question du logement dans un pays qui veut travailler à sa croissance économique est une erreur matricielle qui en explique d’autres. Chose troublante : il y a encore quelques décennies, aucun gouvernement n’aurait commis cette erreur-là, qu’il soit de gauche ou de droite.
Didier Vanoni Je doute que l’action des associations puisse provoquer un « réveil ». Pour rebondir, il ne suffit pas d’une mesurette ou d’une loi. J’ai effectué un travail pour la métropole de Rennes, où on s’est rendu compte qu’en injectant 100 millions d’euros, le territoire récupérait à terme 1,4 milliard. Or, dès qu’on cesse d’investir, ce facteur multiplicateur devient diviseur.
Si on ne soutient pas la construction pour structurer le marché, l’encadrer, le réguler, on perd de l’argent et des emplois. On ne se rend pas compte que le mal-logement a des coûts en termes de chômage, d’échec scolaire, de santé. Les économistes de Bercy devraient se dire que, pour relancer l’économie, il faut relancer la construction. D’autant que les matériaux, on les fabrique encore en grande partie en France.
Mais je pense que nos gouvernants sont animés par une posture de classe. Les gens qui ont du capital veulent le faire valoir, le valoriser. Il s’agit donc de privatiser le plus possible. Ce qui produit un stratagème bien connu : quand on veut supprimer un secteur public, on dit qu’il est inefficace, et pour qu’il le soit effectivement, on l’affaiblit.
Il y aurait donc une « rupture » à partir de 2017 et l’arrivée de Macron au pouvoir. Peut-on évoquer plus généralement des causes structurelles à la crise du logement ?
Didier Vanoni Il y en a une qu’il ne faut pas négliger : la progression de la pauvreté, constante depuis vingt ans. Aujourd’hui, plus de cinq millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté. 80 % des Français qui sont confrontés à la crise du logement sont insatisfaits.
Le marché est fermé à toute possibilité de mouvement. Les gens qui ont besoin de changer de logement fréquemment s’appauvrissent. Parmi eux, il y a les migrants, et il y a désormais les publics vieillissants, qui représentent 15 à 20 % des primo-accédants à un logement social. Il est devenu courant de déménager quatre fois après son entrée à la retraite. C’est là un bouleversement structurel qui crée de nouveaux facteurs de crise.
Ian Brossat Vu de l’étranger, le fait que la France dispose de 4 millions de logements sociaux est perçu comme un atout extraordinaire. À Madrid, où je me suis rendu récemment pour un débat sur cette question, il y a 2,5 % de logements sociaux. À Paris, 25 %. Pourtant, en France, les gouvernements se sont mis à considérer le logement social comme un problème. Je me souviens de discussions avec le ministre Guillaume Kasbarian, qui était animé par une forme de haine vis-à-vis du logement social et de ses locataires.
L’État français semble désirer la fragilisation de son modèle du logement social, en vue de suivre des recettes qui ont été appliquées dans les années 1980 en Grande-Bretagne. Aujourd’hui, les Britanniques se mordent les doigts de s’être débarrassés de leur parc de logements sociaux.
Dans le cadre des débats budgétaires, le Sénat majoritairement de droite a réussi à faire adopter des amendements, ce qui témoigne d’une large union pour dénoncer la politique menée depuis 2017 sur le plan du logement. Et, en plus de ces réactions transpartisanes, nous avons besoin d’un front social. Nous devons unir, sur cette question, aussi bien les plus défavorisés que les classes moyennes qui n’arrivent plus à se loger convenablement.
Pour expliquer la crise de la construction, sont souvent évoquées la flambée du coût des matières premières et les exigences dues aux enjeux écologiques. Est-ce bien là que se situent les causes de ce manque à construire ?
Emmanuelle Cosse Il peut y avoir des coûts plus élevés, mais ce sont des prétextes. De même que pour les politiques environnementales, elles n’empêchent pas du tout de construire du logement. Elles nous permettent au contraire d’avoir des programmes de logements un peu plus denses et mieux proportionnés, avec, en plus, une meilleure efficacité énergétique.
Si on ne construit pas, c’est donc parce que les élus ne veulent pas qu’on construise. Se battre pour une vraie politique du logement social, c’est aller dans les vents contraires, puisque c’est aller vers le vivre-ensemble dans une société où les projets politiques sont souvent individualisants et où le discours dominant incite à séparer la population.
La vraie question des prochaines municipales sera : peut-on porter aux responsabilités une équipe qui n’a pas d’autre proposition sur la question du logement que de ségréguer par le haut ? Le débat n’est plus entre droite et gauche, mais entre ceux qui font et ceux qui ne font pas.
Didier Vanoni Le changement climatique va générer de l’inconfort, mais aussi des catastrophes. Ce n’est pas un sujet pour dans trente ans, plutôt pour la semaine prochaine. Or, rien ne bouge. On sait que l’adaptation à ces bouleversements va être un sujet crucial, mais nous n’anticipons rien. C’est qu’il y a aussi un fond idéologique au problème.
Je travaille actuellement sur la loi Besson, qui a fondé toute la politique en faveur du logement des défavorisés. La principale condition à l’émergence de cette loi qui date de trente-cinq ans, c’est que l’opinion publique était prête. Il y avait l’abbé Pierre, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Coluche venait de créer les Restos du cœur, Michel Rocard le RMI qui deviendra le RSA, etc. Ce qu’il manque aujourd’hui, c’est tout ça.
L’opinion n’est pas prête. Nombreux sont les gens en France qui pensent que les inégalités sociales sont naturelles, et que s’il y a des pauvres, c’est la faute des pauvres eux-mêmes. Il va être très compliqué d’amener les acteurs sur une nouvelle dynamique : c’est pourquoi je pense que le premier combat est celui de l’opinion. Il faudrait qu’une campagne électorale à venir mette ce sujet au centre des débats, bien que l’impulsion puisse aussi provenir des collectivités territoriales.
Ian Brossat L’État doit venir en aide aux collectivités qui souhaitent construire du logement social et, à l’inverse, il y a besoin du bâton de sanctions plus fortes lorsque des maires font obstacle à l’application de la loi. En l’occurrence, la loi SRU de 2000, qui est une grande loi, votée par la gauche. Elle prévoit désormais 25 % de logements sociaux dans toutes les communes de plus de 3 500 habitants.
À Paris, qui est la ville la plus dense d’Europe, nous y sommes parvenus en transformant des bâtiments existants, et non en construisant du logement neuf. On concilie ainsi l’exigence sociale et l’exigence environnementale, puisque quand on transforme du bâti existant, on n’artificialise pas les sols. Cela montre que les maires, qui s’abritent derrière un prétendu manque de foncier disponible, sont souvent de mauvaise foi.
Certes, Paris a des moyens financiers que d’autres collectivités n’ont pas. C’est la raison pour laquelle l’État doit les accompagner financièrement. Mais, enfin, force est de constater qu’il y a des communes qui en ont fait un enjeu électoral et qui refusent d’en produire. Non pas parce qu’elles n’aiment pas l’architecture, mais parce qu’elles n’aiment pas les gens qui vivent à l’intérieur. Dans ces cas-là, il faut leur tordre le bras, les obliger à appliquer la loi.
Source L'Humanité par Eric Payonne