Saisie par Bercy, l’Autorité de la concurrence a rendu un avis, publié le 5 juillet, concernant le dispositif expérimental de suivi de l’évolution des coûts pour les matériaux de construction sur lequel planchent la Médiation des entreprises et l’Insee. L’Autorité estime que le projet « comporte des incertitudes et des risques », et recommande de l’améliorer ou d’envisager des solutions alternatives. La Médiation entend retravailler le dispositif pour répondre à ces objections.
Pour mémoire, le dispositif, promis en septembre 2022 dans le cadre des Assises du BTP, avait été lancé fin janvier sous l’égide de la Médiation des entreprises et sa mise en place confiée à l’Insee. Une liste de vingt matériaux prioritaires car les plus utilisés et les plus en tension avait été définie avec les fédérations du BTP, à charge pour l’Insee de constituer des indicateurs de coût en collectant des informations fournies sur la base du volontariat par les industriels.
Si Bruno Le Maire avait souhaité qu’au moins un premier indice soit publié en avril, tel ne fut pas le cas, la récolte de données suffisamment représentatives s’avérant complexe. Et sur demande de l’Association française des Industries des produits de construction (AIMCC), le ministre a saisi en urgence, le 24 avril, l’Autorité de la concurrence de ce dispositif de suivi des coûts. L’avis rendu le 30 mai, mais diffusé seulement le 5 juillet, n’est guère rassurant quant à l’aboutissement du projet : il confesse que « l’Autorité s’interroge sur le recours au volontariat des professionnels, qui a, au cas présent, conduit à un faible nombre de réponses et, de ce fait, à des résultats peu significatifs ».
Ce 11 juillet, Benoît Cœuré, lors de la conférence de presse sur le rapport annuel 2022 de cette instance, qu'il préside, a commenté l'avis en soulignant que si l'idée de départ semble positive, « en ce qu'elle permet aux clients d'avoir des informations sur la justification ou non des hausses de prix », sa mise en oeuvre pose problème « car l'on parle de secteurs très concentrés, et si l'on donne des coûts matériau par matériau, on révèle des informations sur les politiques de prix des entreprises ! ».
Cinq familles critiques, six postes de dépenses
Dévoilant un peu plus la méthodologie envisagée, l’avis explique que « les producteurs sélectionnés par l’Insee dans chaque catégorie devaient […] transmettre, sur une base volontaire, un fichier spécifiant la répartition de leurs coûts entre six postes de dépenses [matériel (K), travail (L), énergie (E), matériaux (M), services (S) et transports (T)] ».
Les catégories retenues étaient les suivantes :
- pour le bâtiment : béton prêt à l’emploi, acier, panneaux OSB 10, tuiles, pompes à chaleur, profilés en aluminium, profilés en PVC, bois de structure (charpente et/ou ossature), produits en verre, robinetterie, laine de verre ;
- pour les travaux publics : tubes-tuyaux en matière plastique, plaques-feuilles-tubes et profilés en matière plastique, sables et granulats, ciment-chaux et plâtre, travaux de fonderie de fonte, tubes-tuyaux et profilés creux en acier, barres crénelées ou nervurées pour béton armé, fils et câbles d’énergie, appareils d’éclairage électriques.
Et parmi ces familles, Bercy avait demandé à l’Insee de cibler cinq familles critiques : le béton prêt à l’emploi, l’acier, les panneaux OSB, les tuiles et les pompes à chaleur.
343 entreprises interrogées
343 entreprises ont été contactées par l’Insee, avec plusieurs relances compte tenu du peu d’informations recueillies pour certaines familles de produits. 11% seulement d'entre elles ont répondu à l’Institut. Et l’Autorité de la concurrence rapporte que « les règles d’agrégation et d’anonymisation mises en place par l’Insee ont conduit à limiter le résultat final à quatre au lieu des vingt familles de produits envisagées » : le bois de structure (charpente et/ou ossature), les profilés en aluminium, les sables et granulats et les travaux de fonderie de fonte – soit aucune des cinq familles jugées prioritaires par le ministère.
« Favoriser des collusions tacites ou des ententes »
Et l’Autorité de rappeler : « Le partage d’informations relatives à la structure et au niveau des coûts, même passés, entre concurrents, peut favoriser des collusions tacites, ou des ententes anticoncurrentielles. Lorsque les données sont agrégées, le niveau d’agrégation doit […] être suffisant pour qu’il soit impossible d’identifier directement ou indirectement les stratégies concurrentielles des concurrents, en particulier dans les secteurs oligopolistiques ».
Or, relève le gendarme de la concurrence, l’expérimentation pourrait en l’état « conduire à la possibilité d’identifier les données individuelles des entreprises, au moins pour les familles de produits suivantes : panneaux OSB (quatre entreprises interrogées) ; laine de verre (six) ; barres crénelées ou nervurées pour béton armé (six) ». Conclusion : il est fortement recommandé au gouvernement d’ajuster et préciser le dispositif, et s’il souhaite le pérenniser, de le faire évoluer vers un mécanisme « doté d’un caractère impératif ».
Les préconisations de l'Autorité
Au rang des précisions à apporter, l’Autorité estime qu’il faudrait clarifier les objectifs du dispositif côté entreprises du BTP : améliorer la prévisibilité des prix des matériaux, ou simplement suivre l’évolution des coûts des intrants pour expliquer aux clients finals les hausses de leurs propres prix ? Ce qui pose aussi la question de son utilité en sus des index BT/TP déjà existants. Les autres interrogations portent sur la temporalité du recueil des données, sur l’exclusion des fabricants de matériaux étrangers, et sur la liste des catégories de produits initialement définie – sans doute à revoir.
Quant à l’avenir du dispositif, l’Autorité préconise plutôt « de construire et prévoir dans la loi ou par voie réglementaire un véritable indice, qui aurait plus de sens en termes de représentativité et serait, en outre, susceptible de soulever moins de difficultés au regard du droit de la concurrence ». Et glisse l’idée au gouvernement de « confier à l’Inspection générale des finances une mission portant sur la hausse des prix des matériaux de construction, ainsi qu’il l’a fait en juillet 2022 sur la chaîne de valeur des produits alimentaires du quotidien, ce qui a donné lieu à un rapport rendu en novembre 2022 qui a permis d’améliorer la compréhension des coûts et des marges dans ce secteur ».
Remettre sur le métier
Contacté par « Le Moniteur », Pierre Pelouzet, médiateur des entreprises, se montre toutefois rassurant. « Nous avons pris connaissance de l'avis de l'Autorité, qui nous demande de préciser le dispositif. Nous allons le faire, avec les parties prenantes et le cabinet du ministre de l'Economie, qui sera le seul décisionnaire. Cela va, certes, prendre un peu plus de temps que prévu. » Quant au manque de participation des industriels à la collecte des informations : « Pourquoi ne pas répondre ?", lance-t-il.
* Avis 23-A-06 du 30 mai 2023 relatif à la mise en place d’un dispositif de suivi de l’évolution des coûts pour les matériaux de construction
Source Le Moniteur par Sophie d'Auzon avec Isabelle d'Aloia