La flexisécurité « à la danoise » est au cœur de la communication gouvernementale pour faire passer la loi Pénicaud. En pratique, les mesures se révèlent largement déséquilibrées au profit de la précarisation du travail, qui n’a jamais fait ses preuves en matière d’emploi.
La stratégie gouvernementale pour faire passer la nouvelle loi travail bégaie. Jeudi encore, la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, promettait une augmentation des indemnités de licenciement pour mieux faire passer la pilule du plafonnement des indemnités prud’homales. La méthode s’inspire de la fl exisécurité scandinave, présentée comme modèle depuis les années 1990, dont les principes les plus sociaux ont mal survécu à la crise. Elle allie une grande facilité de licenciement – la libération du travail selon Macron –, une bonne indemnisation des demandeurs d’emploi et une politique active en matière de marché du travail. « Davantage de droits pour les salariés avec des indemnités légales revues à la hausse et davantage de sécurité juridique pour les entreprises grâce à un barème de dommages et intérêts : la réforme proposée par le gouvernement s’eff orce d’être à la fois juste et équilibrée », assurait Muriel Pénicaud.
En France, invoquer le modèle scandinave pour faire passer des réformes douloureuses est une méthode éprouvée, qui va quasiment toujours dans le sens de la flexibilité, oubliant le volet sécurité, ou le désamorçant avec force exemptions. « Cela a commencé dans les années 1980-1990, avec la mise en place du temps partiel qui a concerné beaucoup de femmes non qualifiées, explique Anne Eydoux, économiste atterrée et chercheuse au Cnam et au Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique. Il y a eu les contrats aidés, le développement des CDD et l’intérim, et la rupture conventionnelle, dont le recours a beaucoup augmenté. » Pour l’économiste, la nouvelle loi travail s’inscrit dans cette continuité et promeut une flexibilité multiforme. Car, s’il s’agit de grandement faciliter les licenciements, il ne faut pas oublier les attaques contre le contrat de travail, avec le CDI de projet et la possibilité de déroger au droit via les négociations d’entreprise.
Côté sécurité, le président avance le droit aux indemnités de chômage pour les indépendants et les démissionnaires, comme une hypothétique réforme de la formation professionnelle. « On va vers davantage de flexibilité tout de suite et on nous promet peut-être de la sécurité pour plus tard, décrypte Anne Eydoux. L’ouverture de l’assurance-chômage aux démissionnaires n’est pas une mauvaise chose, mais on n’a aucune idée de la manière dont on entend la financer. »D’autant plus que, au nom du pouvoir d’achat, une réforme de l’assurance-chômage est prévue, dans laquelle le gouvernement a annoncé une baisse des cotisations salariales, qui permettait pourtant de calculer le montant de l’indemnité de chômage de la personne. Ce qui s’annonce d’autant plus délicat à définir pour les employeurs et les indépendants. « Le peu que l’on a appris sur cette mesure pose des problèmes de logique d’ensemble, de budget, de gouvernance, de cohérence. Et de calendrier. Derrière ce qui est présenté comme un gain de sécurité, pourraient se cacher le démantèlement de l’assurance-chômage et sa transformation en minima sociaux », poursuit l’économiste.
Une remise en cause des acquis comme le compte pénibilité
Dissocier les volets flexibilité et sécurité permet aussi la remise en cause des acquis. Le compte pénibilité est un bon exemple. Présenté comme une contrepartie « sécurité » de la réforme des retraites de 2013, le gouvernement entend aujourd’hui le vider de sa substance, car il serait trop complexe pour les patrons…
Affaiblir le droit du travail pour promouvoir la négociation est également une inspiration du modèle nordique. Mais qui, en allant dans le sens de la flexibilité et de la décentralisation, prend à contre-pied ce qui fut construit en France en matière de dialogue social, où les régulations légales sont très importantes puisque même les obligations de négocier sont inscrites dans le droit. « En Allemagne ou au Danemark, le modèle de cogestion donne un pouvoir bien plus grand aux syndicats, explique Anne Eydoux. Le problème est que, si on défait le Code du travail en France pour le rendre comparable à celui des pays du Nord et si on décentralise le pouvoir de négociation au niveau des entreprises comme cela est prévu, les autres régulations et filets de sécurité seront bien trop faibles. Quitte à promouvoir la négociation en entreprise, autant construire une vraie cogestion et renforcer le pouvoir des syndicats dans les décisions stratégiques. Mais, là encore, on réforme à l’envers. » Ce modèle de flexibilité du travail n’a jamais démontré son efficacité sur l’emploi. L’évolution des positions de l’OCDE sur la question est édifiante. Dans les années 1990, l’organisation a promu de manière très vigoureuse des réformes du marché du travail, toujours jugé « trop rigide », défendant le fait que la flexibilité réglerait le problème du chômage. Mais l’OCDE a fini par concéder que l’emploi dépendait bien plus de l’état de la demande intérieure ou de la balance commerciale que de la flexibilité du marché du travail. Dès 2003, l’OCDE a conclu qu’il n’y avait pas de lien évident entre flexibilité et emploi. Ce qui a été confirmé à nouveau en 2015. L’Espagne et le Portugal, pays qui se sont engagés fortement dans cette voie avec le développement de nombreux contrats de travail atypiques, ont au contraire vécu un effondrement de l’emploi avec la crise.
L’écart entre inclus et exclus du marché du travail va se creuser
« La flexibilité augmente les vitesses d’ajustement de l’emploi et a permis aux entreprises de se débarrasser vite et facilement des intérimaires et des CDD, explique Anne Eydoux. Les salariés temporaires et précaires sont les premières variables d’ajustement à la moindre crise. » L’économiste insiste sur le fait que la flexibilité fragilise encore davantage les personnes aux avant-postes de la précarité, à savoir les femmes, les immigrés et les jeunes. « L’un des arguments forts des défenseurs de la flexibilité est de dire que cela va gommer le fossé entre ‘‘insider’’ et ‘‘outsider’’ (inclus et exclus du marché du travail – NDLR), précise-t-elle, alors qu’en réalité, cela le creuse. Dans les années 1980, lors de la réforme du temps partiel, le gouvernement avait assuré que cette mesure allait enrichir la croissance, en amenant les femmes à l’emploi. Sauf que le taux d’emploi des femmes a à peine augmenté, par contre le nombre de femmes en temps partiel a, lui, doublé en quinze ans. »
France et Danemark, deux politiques opposées de financement de la protection sociale
Le modèle social danois a un coût. C’est le pays développé à la fiscalité la plus élevée. L’impôt sur le revenu (de 41 à 60 % du salaire brut des Danois, prélevé à la source) représente 25 % du PIB, contre 2,8 % en France. Les modes de financement de la protection sociale sont aussi diamétralement opposés : ce que la France finance par des cotisations sociales (63 % des recettes de la protection sociale), le Danemark le finance par des impôts dans les mêmes proportions (62,4 %). Le Danemark consacre près de 2 % de son PIB à sa politique de l’emploi, contre 0,55 % dans les pays de l’OCDE.
Source L'Humanité par Pierric Marissal