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13/06/2021

Et si la terre rouge remplaçait le béton gris au Sénégal ?

Les techniques anciennes de construction à base de briques en terre crue retrouvent une nouvelle jeunesse dans le pays

Aujourd’hui, plus de la moitié de la population sénégalaise est citadine. L’urbanisation galopante du pays, et de Dakar en particulier, oblige le gouvernement à multiplier les efforts pour répondre aux demandes d’infrastructures et de logements. La plupart des bâtiments sont réalisés en béton, un matériau peu onéreux mais mal adapté au pays. Une nouvelle génération d’architectes et d’entrepreneurs se tourne vers la terre crue et voudrait inciter l’Etat à faire de même.

16 photos de Zohra Bensemra qui s’est rendue dans une usine de briques et sur le chantier d’une éco-maison à Dakar illustrent ce propos.

Le réaménagement des territoires, le développement de nouvelles infrastructures et la création de très nombreux logements entrent dans le cadre du plan Sénégal émergent (2014-2035) adopté par le gouvernement de Macky Sall. Car depuis le début des années 2000, l’urbanisation au Sénégal, en perpétuelle expansion, a attiré vers les centres urbains une masse considérable de personnes. 52,5% de la population sénégalaise vivra en ville d’ici à 2030, selon l'Agence nationale de la statistique et de la démographie.         

Depuis une vingtaine d’années, le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) enregistre une croissance constante. Le développement de l’habitat compte aujourd’hui pour 11% du PIB du Sénégal et d’ici à 2025, 10 000 logements par an doivent être construits. Devenu l’un des plus importants pourvoyeurs d’emplois du pays, le BTP s’inscrira comme un acteur majeur de l’économie nationale dans les cinq prochaines années, précise le site Sénégal en mouvement.   

Mais ces projets d’urbanisme réalisés en majorité par de grandes entreprises (Sococim, Ciments du Sahel…) sont construits avec du béton, encouragées par un véritable lobby du ciment (principal ingrédient du béton). "Le lobby du ciment est un lobby fort. C’est ce lobby qui a tué la briqueterie de construction en terre cuite Graziani dans les années 70", explique l’architecte Annie Jouga sur le site Le Quotidien.    

De plus, beaucoup restent encore persuadés que le béton est une matière plus solide et mieux adaptée que la terre. Ils pensent que celle-ci est uniquement faite pour des constructions bas de gamme. Pourtant, "Au Burkina Faso, le Président Thomas Sankara a su imposer la construction en terre et a construit des bâtiments d’envergure. Aujourd’hui, partout dans le monde, on construit en terre et ce n’est pas une architecture de pauvres. Au contraire, ce sont les riches qui construisent en terre parce qu’ils se sont rendus compte de l’intérêt de ce type de construction. Et nous, nous en sommes encore avec nos réticences", regrette Annie Jouga. Aujourd’hui, l’architecte souhaite que les pouvoirs publics s’orientent vers ce type de construction et donnent l’exemple.     

 Si le béton est peu coûteux, il est énergivore à fabriquer. Le secteur du bâtiment est à l’origine d’une des plus fortes demandes en électricité et en eau au monde et est responsable d’importantes émissions de chaleur. Il représente 8% des émissions mondiales de dioxyde de carbone, selon une étude du Think Tank britannique Chatham House. Au Sénégal, 75% de la consommation énergétique et des émissions de gaz à effet de serre sont issus d’activités liées au bâtiment.   
      

Pour limiter les dégradations environnementales et offrir une meilleure qualité d’habitats, certains architectes de la jeune génération souhaitent que Dakar – et le Sénégal de façon plus générale – s’oriente vers un type de construction éco-responsable avec des bâtiments faits en briques de terre crue, raconte Reuters dans son reportage. Si ce type de construction et de techniques anciennes n’est pour l’instant qu’une niche qui coûte plus cher que le béton, il retrouve pourtant une certaine popularité. Pour ces architectes, la terre offre de nombreux avantages : facilement disponible, créatrice de nouveaux emplois locaux et une redynamisation du savoir-faire traditionnel.    

Le Sénégalais Doudou Deme, qui valorise l’architecture moderne avec son entreprise Elémenterre spécialisée dans la fabrication de briques en terre, déclare qu’il ne cherche plus les clients comme il y a dix ans. Il travaille maintenant sur plusieurs chantiers, mais précise que ce type de construction reste encore à la marge. Il pense que ce n'est pas son entreprise privée qui va pouvoir sauver Dakar et combler le déficit de logements en milieu urbain. Elémenterre en partenariat avec les architectes de Worofila font pression depuis 2016 pour que la brique de terre crue et de bonne qualité fasse son retour sur le marché de la construction.   
  

Si Doudou Deme constate de plus en plus d’engouement pour ce type de construction écologique et durable, l’attrait de la terre sera plus important si les pouvoirs publics donnent l’exemple. Il déclare à ce propos en 2019 sur Le Quotidien : "Chacun à son niveau doit faire ce qu’il a à faire. Mais à partir du moment où l’Etat construit en terre, les gens se poseront beaucoup moins de questions. Si les bâtiments publics financés par l’Etat, les hôpitaux, les dispensaires, les salles de classe, les bureaux administratifs étaient en terre, les gens accepteraient plus facilement ce mode de construction."     

Elementerre ambitionne d’installer un système de production automatique afin de passer d’une capacité de production de 1 000 à 4 000 briques par jour, précise l’agence Ecofin. La promotion de l’utilisation de matériaux et techniques de conception traditionnelle peut aussi être un moyen de valoriser des compétences spécifiques – y compris dans le secteur informel – et d’apporter un soutien aux économies locales.      

Nicolas Rondet, un architecte français basé au Sénégal, cofondateur du cabinet Worofila, affirme minimiser l'utilisation du béton dans ses projets car au Sénégal, produire du ciment, c'est aussi abattre de précieux baobabs. "Pour produire du ciment, il faut du calcaire. Au Sénégal, le baobab pousse sur du calcaire. Ainsi, pour répondre à la demande croissante de ciment, les cimenteries déforestent les plantations de baobabs classées, pour en extraire le calcaire et le chauffer à des températures très élevées en usine", dit-il à Reuters.     

En 2002, la société sénégalaise Les Ciments du Sahel a implanté une cimenterie à De Bandia, l'une des plus belles forêts de baobabs du Sénégal. Pour alimenter l’entreprise en calcaire, elle exploite une vingtaine de mines à ciel ouvert dans les environs. L'annonce dans la presse locale en décembre 2019, qu’elle avait obtenu une licence d'exploitation de 236 hectares supplémentaires a suscité une véritable colère et inquiétude des habitants et des associations de protection de l'environnement, raconte l’AFP.  

Le cabinet Worofila, spécialisé aussi dans la conception bioclimatique, a été sélectionné pour un Ashden Award, un prix britannique mettant en valeur les solutions climatiques mondiales. "La terre régule naturellement la chaleur et l’humidité. Avant (l’arrivée de) la climatisation, les gens prêtaient attention aux matériaux et à l’orientation pour la régulation naturelle de la chaleur", souligne Nzinga Mboup, cofondatrice de Worofila à Reuters.     

Si la brique permet de réduire la pollution des cimenteries et la production d’électricité, elle permet aussi de garder le frais dans les appartements. Le béton thermiquement inconfortable est très mal adapté au milieu urbain des pays aux climats tropicaux. Il transforme les habitats en véritables fournaises, où les températures dans la journée peuvent atteindre facilement 38°C. 

Nzinga Mboup, qui supervise la construction d’une maison à plusieurs étages dans le quartier de Ngor, explique que les briques rouges en terre crue compressées sont à moitié coupées et ressortent de la façade pour donner une esthétique différente, mais aussi pour permettre d’apporter ombre et fraîcheur. Ces briques de nouvelle génération se veulent être un matériau de construction écologique. Elles sont fabriquées grâce à un mélange de latérite, de sable, d’eau et de 8% seulement de ciment. La matière obtenue est ensuite compressée avec une machine manuelle et laissée à sécher pendant 21 jours.     

Pour l’isolation acoustique, des blocs de typha sont utilisés. Ce roseau très envahissant trouvé principalement dans le fleuve Sénégal et véritable fléau pour les locaux, est déchiqueté, compressé, puis placé entre les étages. Et le typha se révèle être aussi un excellent matériau pour l'isolation thermique, car sa structure alvéolaire lui accorde d'excellentes propriétés d'isolation et de perméabilité à l'air, précise le site Construction 21.    

Avec ces constructions réellement écologiques, tous espèrent réduire le développement anarchique de certains espaces dans les grandes villes du pays et à Dakar en particulier. Car dans un nombre important de quartiers non-viabilisés souvent impropres à l’habitat, il n’est pas rare de voir, abandonnés sur les trottoirs, des tas de sable et de pierres mélangés à du ciment pour fabriquer des briques bon marché de mauvaise qualité.       

Source France Info par Laurent Filippi