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07/01/2021

Suisse - Tuilerie de Bardonne: L’Etat met six millions sur la table

La Tuilerie de Bardonnex fermera ses portes dans quelques jours, comme voulu par son propriétaire. Mais une solution se dessine pour offrir un sursis à l’usine et à ses employés.

Une tuile encore évitable

La tuilerie de Bardonnex fermera ses portes à la fin de l’année, comme prévu par son propriétaire, la société suisse Gasser Ceramic. Les treize ouvriers travaillant sur le site ont reçu leur lettre de licenciement cet été déjà. Définitivement? Peut-être pas, ou pas tout de suite. Il reste un espoir de voir se poursuivre la production des fameuses tuiles jaunes. L’Etat de Genève vient de mettre six millions de francs sur la table, à raison de 2 millions d’argent public et 4 millions venant d’un mécène privé. D’autres collectivités publiques devraient suivre.

«Il s’agit d’un plan de sauvetage limité dans le temps», annonce au Courrier Antonio Hodgers, conseiller d’Etat en charge du département du territoire (DT). «Le four est en fin de vie et l’entreprise connaît une baisse tendancielle du nombre de commandes. Notre objectif est de garantir les frais d’exploitation et les salaires des ouvriers pendant au moins deux ans, ce qui leur laisse le temps de voir venir et de se retourner. Mais aussi de constituer des réserves suffisantes de cette tuile unique. Une porte de sortie honorable pour tout le monde.»

Une commande à 4 millions de tuiles

Le Canton a estimé son besoin en tuiles de Bardonnex pour ses rénovations patrimoniales des dix ans à venir, voire davantage, à hauteur de 4 millions de pièces. Il a demandé à la Ville de Genève, au canton de Vaud et aux collectivités de France voisine de faire de même, et attend leurs réponses, avec à la clé de potentielles commandes supplémentaires. «Il s’agit d’une avance sur des commandes qui auraient de toute façon été passées ces prochaines années. Les sommes sont déjà budgétées et ne nécessitent pas l’aval du Grand Conseil», précise Antonio Hodgers.

Sans oublier les besoins des privés. En effet, la tuile de Bardonnex est utilisée dans la couverture de nombreux monuments de la région, comme le château de Chillon, celui de Ripaille, le collège Calvin ou encore l’Hôtel-de-Ville. Mais pas seulement. La plupart des écoles, bâtiments et maisons, à Carouge, en Vieille-Ville ou dans les villages protégés de la campagne genevoise, utilisent le modèle de tuile plate cannelée en forme d’écaille, dans ses déclinaisons jaune, orange, rouge et brun (notre édition du 12 octobre).

Patrimoine Suisse Genève a d’ailleurs déposé auprès du Conseil d’Etat une demande de classement des Tuileries et Briqueteries de Bardonnex et de leurs machines: «La fermeture de ce site signifierait non seulement la perte d’une production locale de grande qualité, mais également d’un savoir-faire remarquable que portent les ouvriers qui y travaillent, la plupart depuis de nombreuses années.» Le DT a indiqué qu’il était favorable à cette demande, dont l’instruction est toujours en cours. Dans l’intervalle, le propriétaire n’est pas autorisé à détruire le four de l’usine.

Une coopérative voit le jour

Les députés s’étaient également emparés du sujet. A la quasi-unanimité, à l’exception du PLR, ils avaient accepté une motion de Pierre Vanek (Ensemble à Gauche-Solidarités) demandant au gouvernement de tout mettre en œuvre afin de garantir la pérennité de l’exploitation de la tuilerie et sauver les emplois.

«Il y a de l’espoir. Notre objectif a toujours été de maintenir les emplois», réagit José Sebastiao, secrétaire syndical d’Unia, présent dès le début auprès des ouvriers avec le syndicat Syna.

Les discussions avec le propriétaire de l’usine, Gasser Ceramic, mais aussi avec Argramat, à qui appartient le terrain et le gisement d’argile, ont cependant révélé des intérêts divergents. Gasser Ceramic, qui a investi massivement dans son site de Rapperswil, veut quitter Genève. Argramat entend récupérer son terrain pour d’autres activités. Sans parler des frais de démantèlement et de dépollution du site, à la fermeture de l’usine, estimés à deux millions de francs et qui entrent également dans l’équation.

Résultat, aucun accord n’a encore été conclu. Dans l’intervalle, une coopérative a été créée. Architecte et retraité de l’Office du patrimoine et des sites, Yves Peçon avait d’abord lancé un comité de soutien en faveur du maintien du site genevois. Avec Rémi Pagani, ancien maire de la Ville de Genève, et le sociologue Alain Clémence, ils ont créé une coopérative qui devrait, à terme, être reprise par les ouvriers. «Pour l’heure, nous sommes dans l’expectative», reconnait-il. «Les discussions n’ont pas abouti, de nombreuses questions restent en suspens. Il y a blocage de la part d’Argramat qui poursuit une autre stratégie de déclassement de ses terrains.» «Quant à Gasser, elle est d’accord de céder le matériel et la production pour un franc symbolique, à condition de se décharger du démantèlement», complète Alain Clémence.

Des ouvriers fatigués

«Maintenant qu’ils connaissent les sommes mises à disposition par l’Etat, ils font monter les prix et veulent qu’on prenne en charge des dettes et la dépollution, pour deux ans d’activités supplémentaires, alors même qu’ils exploitent le site depuis soixante ans», maugrée Philippe Calame Rosset, délégué du personnel de la tuilerie. Au sein de la future coopérative ouvrière, les employés imaginent remplacer le fioul, alimentant aujourd’hui le four, par de la biomasse, afin de réduire drastiquement l’empreinte carbone de la production.

Quel modèle a la préférence des autorités? «L’offre est valable pour n’importe quelle organisation qui arrive à faire tourner l’entreprise», répond Antonio Hodgers. «Nous mettons de l’argent, qui est le nerf de la guerre. Je trouverais superbe que les ouvriers, réunis en coopérative, reprennent l’activité. Si on poursuit la formule actuelle, ça nous va aussi. Il s’agit d’acteurs privés, on ne peut pas les forcer, juste les inciter. Il faut que tout le monde soit d’accord: les ouvriers, dépositaires de ce savoir-faire spécifique, le propriétaire du terrain et celui de l’usine. La balle est dans leur camp.»

«Nous sommes tous un peu démoralisés. On en a marre», témoigne Philippe Calame Rosset. Comme la plupart de ses collègues, il pointera au chômage dès le 1er janvier. «Seuls, nous aurions déjà abandonné depuis longtemps, mais vu tous les gens qui nous aident et nous soutiennent de façon désintéressée, nous continuons à nous battre.»

Source LeCourrier