La dette constitue un outil de contrôle social aux quatre coins de la planète, et en particulier dans les briqueteries de la région pakistanaise du Pendjab, où elle se transmet de génération en génération.
Les briqueteries d’Asie centrale et méridionale ont longtemps attiré l’attention des agences humanitaires, des activistes et des chercheurs en raison de graves situations d’exploitation des travailleurs. Les ouvriers de ces sites de production de briques sont généralement décrits comme des « esclaves des temps modernes » qu’il faut sauver. Il convient toutefois de dépasser ce paradigme de victimisation simpliste pour appréhender la nature sociale de cet asservissement et le resituer au sein des systèmes locaux et mondiaux de domination et de dépendance. Voilà précisément ce que je tâcherai de faire dans le présent article basé sur une étude de cas que j’ai réalisée dans le secteur de la production de briques au Pakistan, dans les régions de Gujrat, Islamabad et Rawalpindi en 2015 et 2016. Pour commencer, il nous faut cerner le rôle crucial de la dette en tant que moteur du capitalisme mais aussi nous pencher sur la façon dont elle restreint la soi-disant « liberté » de choix dans le domaine du travail.
La servitude pour dette et l’avènement du capitalisme indien
Si les chercheurs d’Asie méridionale sont divisés quant au lieu et au moment exacts de l’enracinement du capitalisme en Inde coloniale (dont le Pakistan faisait alors partie), la plupart convient que cette réalité remonte déjà à la fin du 19e siècle, comme en témoignent l’augmentation des longues heures de travail et les bas salaires horaires dans l’agriculture et l’industrie, impulsés au travers de l’endettement.
Des emprunts ont ainsi été accordés aux ouvriers sur le « marché du crédit » à des taux usuraires et ensuite remboursés sous la forme de faibles salaires sur le marché du travail. Le niveau plancher de ces salaires a alors été maintenu artificiellement, entraînant le développement d’un cycle liant endettement et dépendance au travail. Les travailleurs se sont donc endettés « volontairement » pour survivre et ont « volontairement » accepté des emplois aux salaires si bas qu’il ne leur restait d’autre choix que d’emprunter davantage. Ce flux incessant du côté de la demande en crédit et en travail salarié a conféré à l’endettement un rôle crucial dans l’établissement et le maintien du capitalisme sur le sous-continent indien.
La vie et l’endettement dans la production de briques aujourd’hui
Ces dynamiques historiques trouvent encore un écho à l’heure actuelle dans les briqueteries au Pakistan. Mes recherches se concentrent sur celles et ceux qui se situent au bas de l’échelle hiérarchique dans le secteur de la brique et qui travaillent généralement contre une rémunération à la pièce pour rembourser une dette accumulée auprès du propriétaire de leur entreprise. Dans les faits, cette dette vient sous la forme d’une avance sur salaire (peshgi) que les ouvriers obtiennent pour assumer les coûts d’un mariage, du traitement d’une maladie ou de l’achat de matériel comme des motos par exemple. Bien que le crédit soit accordé individuellement au chef de ménage, tous les membres de la famille doivent s’engager dans la production de briques pour le rembourser. Comme ces ménages se voient souvent imposer des déductions dans le cadre de leurs remboursements, ils se retrouvent contraints de demander de nouvelles avances. Le cycle d’endettement se perpétue ainsi d’une génération à l’autre.
Le cas de Faisal illustre parfaitement cette situation de surendettement. Lorsque je l’ai rencontré pour la première fois en octobre 2015 sur un site de production de briques près de Rawalpindi, il avait 41 ans et m’a raconté la vie qu’il menait dans ces briqueteries depuis 25 ans. Son fils et ses deux filles y ont grandi à ses côtés. « Je ne m’étais pas rendu compte que je n’étais pas libre », explique-t-il, « jusqu’au jour où j’ai dû demander un deuxième emprunt au propriétaire. J’étais jeune et il me fallait de l’argent car mon père n’avait plus d’emploi… C’était d’ailleurs le seul moyen pour des gens comme nous d’obtenir un peu d’argent. »
Je ne m’étais pas rendu compte que je n’étais pas libre, jusqu’au jour où j’ai dû demander un deuxième emprunt
L’absence de filet de protection aux niveaux social et économique et l’inaccessibilité du crédit constituent les prérequis fondamentaux à ce type de dépendance à l’endettement. L’histoire de Faisal l’illustre clairement, tout comme celle de Syeda. J’ai fait la connaissance de cette jeune fille de 18 ans dans une briqueterie de Gujrat en juin 2015. « Au Pakistan, m’a-t-elle expliqué, quand tu demandes un crédit, tu deviens débiteur à jamais. Personne ne s’en préoccupe. Nous contractons des emprunts car c’est l’unique façon de survivre ». Quand je l’ai revue en février 2016, elle était enceinte : « Je dois continuer à travailler, même si c’est encore plus dur maintenant ». Étant donné que la dette conditionne entièrement l’avenir des personnes comme Faisal et Syeda, il convient de reconnaître que leur futur lui-même est en gage. Mais Syeda l’affirme, « Si nous ne vivions pas ici, dans cette briqueterie, comment pourrions-nous même assumer un enfant ? C’est une vie médiocre mais au moins c’est une vie ». Dans les situations de pauvreté et d’insécurité extrêmes, le travail en servitude peut représenter une forme de sécurité et les travailleurs troquent leur asservissement contre ce qu’ils considèrent comme une protection.
La dette : une relation sociale
Impossible de se faire une idée d’ensemble de la servitude pour dette dans le contexte capitaliste sans inclure dans l’analyse des données de nature sociale. « Les Pesghi représentent pour nous la seule issue pour remplir nos devoirs dans cette société, a précisé Faisal. Il y a tellement de dépenses à assumer, comme l’exemple de la dot l’illustre bien ». Dans son cas, il lui fallait aussi envoyer de l’argent à ceux de sa famille restés au village et penser à assurer l’avenir de ses enfants. Tous ces devoirs socioculturels requièrent de disposer d’argent. Quand on est trop pauvre ou trop exclu pour avoir accès à des financements bon marché, on finit donc contraint de s’endetter.
Les facteurs socioculturels influencent aussi d’autres dynamiques. À Rawalpindi, le propriétaire d’une briqueterie m’a exposé que « les migrants et les familles des castes les plus basses acceptent généralement des conditions de travail que les locaux refusent. Ils tolèrent d’ailleurs de vivre dans des circonstances que les autres considèrent comme tout à fait insupportables. » Leur situation implique souvent un surendettement tel qu’il conditionne complètement leur travail. Elle est le fruit de la pauvreté qui affecte les migrants et les castes considérées comme inférieures, mais pas seulement. Les familles de ces castes sont coincées dans une immobilité sociale radicale en raison de leur statut et l’endettement constitue pour elles une alternative à la mendicité. Par ailleurs, les migrants se retrouvent dans le secteur de la brique pour échapper à celui de l’agriculture mais leur isolement social et économique renforce encore le degré de servitude lié à leurs emprunts.
Liberté fictive
La dette elle-même ne mène pas forcément à la servitude. Le potentiel de ce type d’exploitation émerge plutôt de la façon dont cet endettement entre en interaction avec une incertitude de nature sociale, juridique et économique ainsi qu’avec les inégalités et les injustices d’ordres social et culturel. Dans des situations de vulnérabilité et de marginalisation sociale, l’endettement peut devenir le lien crucial entre le choix « libre » d’une personne et sa vie asservie - pour paraphraser Marx, ces personnes font peut-être le « choix » de leur endettement, mais elles ne le font pas dans des conditions choisies par elles.
Voilà ce qui se cache derrière ces récits de « travailleurs qui contractent volontairement des emprunts qu’ils doivent ensuite rembourser », ritournelle habituelle des propriétaires de ces briqueteries. Cette supposée moralité pécuniaire et individualiste passe complètement sous silence l’enracinement profond de cette « servitude des temps modernes » dans les inégalités du terreau social local ainsi que ses dimensions et implications globales. Une personne supposément « libre » peut en effet s’endetter au travers du système de crédit ou d’avance sur salaire. Mais ce faisant, elle incarne alors à petite échelle tout le contexte d’inégalité et de dépendance qui fait rage à grande échelle. Et les experts de l’esclavage moderne feraient bien de prendre en compte cette réalité.
Les recherches évoquées dans cet article ont été menées dans le cadre de la bourse 313737 du Conseil européen de la recherche intitulée « Shadows of Slavery in West Africa and Beyond : a Historical Anthropology » (www.shadowsofslavery.org – disponible uniquement en anglais).
Source : CADTM Open Democracy par Antonio De Lauri Traduction française par Sara Berwez Photo by Aravindan Ganesan
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