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27/11/2014

Pourquoi Lafarge mise sur l'Irak et la Syrie

Le leader mondial du ciment adapte ses produits pour accentuer sa présence dans ces contrées instables, mais prometteuses. Une stratégie facilité par sa fusion avec le suisse Holcim.
Pour Bruno Lafont, les pays émergents soufflent le chaud et le froid. A peine le PDG de Lafarge s’était-il réjoui de l’avis de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), reçu le 20 octobre, annonçant la fin de l’épidémie d’Ebola au Nigeria, que l’une de ses cimenteries locales était la cible d’une attaque de Boko Haram le 5 novembre. "Tout est retourné à la normale", a rassuré le patron du groupe, qui réalise 600 millions d’euros de chiffre d’affaires dans ce pays. Un mois plus tôt, c’est en Syrie que le leader mondial du ciment attrapait des sueurs froides : le 25 septembre, sa cimenterie kurde était incendiée par les djihadistes de Daech. Bruno Lafont a, cette fois encore, pu tempérer l’angoisse : "Nous avions évacué l’usine après avoir constaté que la sûreté de nos collaborateurs ne pouvait pas être assurée." On comprend pourquoi le groupe s’est doté en 2008 d’un service de sûreté d’une cinquantaine de salariés, chapeauté par Jean-Claude Veillard, ex-capitaine de frégate ayant passé trente ans dans les commandos de marine, réputés coriaces !
Conflits et nationalisations
Car Lafarge est partout où ça chauffe. Quand il ne craint pas pour la vie des collaborateurs, c’est le business qui trinque. Comme au Venezuela en 2008, quand Hugo Chavez a décidé de nationaliser toutes les installations du groupe… Les "printemps arabes" ont aussi ébranlé le géant du béton. En Egypte, en 2011, Lafarge a dû évacuer ses expatriés et leurs familles, 200 personnes environ. En 2013, le pays n’a pas réalisé la moitié de ses ventes habituelles.
Aujourd’hui, c’est en Irak que les affaires patinent, ce qui explique largement la baisse de 2% des ventes du groupe au troisième trimestre 2014. La reprise des hostilités armées y a créé un grand trouble pour le bétonneur. Son usine, en terrain kurde, dans le Nord, envoie ses camions à travers les terres tenues aujourd’hui par Daech pour livrer en territoire chiite… Un observateur local témoigne : "Pendant une période, les camions ne circulaient plus." La production y avait triplé depuis 2011, pour un investissement de plus de 300 millions d’euros. En Syrie, c’était 600 millions. "Si les frontières changent, tous ces équipements implantés sur des nœuds stratégiques seraient mis à mal", s’inquiète cet observateur.
Fusion rassurante
Bruno Lafont rassure encore : "Aucun pays ne dépasse 5% de notre chiffre d’affaires." Mais les risques se sont concentrés ces dernières années sur la région Afrique-Moyen-Orient, devenue le centre névralgique de Lafarge depuis l’acquisition fin 2007 de l’égyptien Orascom : 27% de son chiffre d’affaires et 37% de son résultat opérationnel. Ce n’est donc pas un hasard si Lafarge a décidé en avril de fusionner avec le numéro deux mondial, le suisse Holcim. Une réponse parfaite à la sur-exposition du français à cette région en ébullition, comme le note Virginie Rousseau, chez Oddo : "Holcim et Lafarge ont un maillage géographique assez complémentaire dans les pays émergents. Leur fusion diversifie le risque : baisse du poids de l’Inde chez Holcim, de l’Afrique-Moyen-Orient chez Lafarge." Une bonne affaire aussi du point de vue de la concurrence. "Cette union pourra leur éviter les condamnations pour entente illégale, à plusieurs centaines de millions d’euros, qu’ils ont connues en Inde, en Afrique du Sud et au Brésil", pointe Isabelle Chaboud, de l’Ecole de management de Grenoble.
S’il n’est pas simple de faire du business dans ces contrées instables, chez Lafarge, c’est un credo : l’avenir est hors des frontières occidentales. "Il y a quinze pays dans le monde qui construisent plus d’1,5 million de logements par an. La Chine en construit 8 millions, l’Inde 6 millions, quand la France plafonne à 400.000 les meilleures années !" explique Bruno Lafont. Aujourd’hui, le groupe réalise dans ces territoires 58% de ses ventes, contre 32% en 2005.
Il compte bien accélérer, car les affaires y sont juteuses : 64% de ses profits opérationnels. Située à un pénible 11% en Europe occidentale, la marge grimpe à 29% en Afrique-Moyen-Orient. "Contrairement aux pays développés, les émergents ne sont pas arrivés à maturité. Nous y sommes plus présents dans le ciment, qui nécessite de lourds investissements, et donc des marges plus importantes",poursuit Eric Olsen, directeur général adjoint aux opérations de Lafarge.
Implantation obligatoire
Un ingrédient en pleine explosion. Depuis 1992, la consommation mondiale de ciment a triplé, avec une nette accélération depuis 2004 sous l’effet de l’urbanisation rapide de la Chine, de l’Inde et du Brésil. Sachant que le ciment, matériau lourd et peu onéreux, ne s’exporte pas : "Le coût du ciment double s’il est transporté au-delà de 200 kilomètres", répète Bruno Lafont. Dans ce métier, on ne s’implante pas à l’étranger, comme L’Oréal ou LVMH, en fournissant des points de vente. Les géants Lafarge et Holcim ont déplacé leurs centres de gravité. Aujourd’hui, 80% de leurs capacités de production de ciment sont en dehors des pays développés.
Innovation régionalisée
Pour cartonner, racheter le leader régional n’a pas suffi. Le français a dû "lafargiser" Orascom. D’abord, en sortant du ciment à bas prix. Chez Lafarge, on vend des produits de base, mais élaborés. Le groupe s’est donc attelé à injecter de l’innovation. Le hub de recherche situé en France à L’Isle-d’Abeau, près de Lyon, centralise la conception des nouveaux produits. Lafarge a par ailleurs ouvert quatre "laboratoires de développement de construction" régionaux en Algérie, en Inde, en Chine et au Brésil. Cinq autres sont prévus pour 2015. Tous doivent adapter les inventions Made in France aux contraintes locales : climat, voies d’accès, normes…
Pour entrer dans les bidonvilles indiens, où un camion toupie ne peut circuler, le groupe a mis au point un mode de transport par tricycles. Il a aussi créé un béton à prise retardée, pour éviter qu’il ne durcisse pendant la durée du voyage. Il se présente en petits sacs de 15 kilos qu’une personne seule peut manipuler. Au Malawi, c’est un mélange de ciment et de terre, Durabric, qui tient dix ans sans maintenance, pour remplacer la brique non cuite locale qui ne dure pas deux ans. Au Brésil, où les projets d’infrastructures sont énormes – plus de 14 milliards de reals par an depuis 2010, quatre fois plus que les décennies précédentes –, Lafarge propose Hydromedia, un béton poreux pour les routes. "Car, ici, la pluie tropicale provoque des inondations et le débordement des égouts", raconte Alexis Langlois, le patron de Lafarge Brésil.
Concurrence low cost
Ce faisant, Lafarge s’impose sur chaque continent en chercheur ès "solutions constructives" (sic). Il produit des informations stratégiques, avec un impact espéré sur les normes en vigueur, comme cela a été le cas en France lors des débats sur la réglementation thermique RT2012. Et pour s’assurer l’appui de toute la filière, Lafarge pousse même ses pions dans la distribution de ciment. "Les Lafarge shops, c’est l’obsession de Bruno Lafont", raconte un consultant spécialiste de l’Afrique. En 2012, le groupe démarre au Maroc avec Mawadis, qui détient 60 points de vente. En 2013, il continue avec l’Algérie : Batistore. Le consultant développe : "Le but est d’éduquer le marché, car ces pays sont marqués par une demande peu sophistiquée sur un marché où la concurrence low cost fait rage." Ciment turc, chinois ou, pis, iranien, qui jouit d’un prix de l’énergie ultrasubventionné, Lafarge ne veut pas les suivre sur le terrain glissant des bas prix. Le groupe conduit même des études et des campagnes de marketing dans des coins reculés. En Inde, par exemple, les publicités Lafarge sont partout, et la marque y est plus connue que Renault.
Implication sociale
Lafarge va encore plus loin avec son programme "logement abordable". Le PDG le dit : "Le bas de la pyramide, pour nous, c’est un marché !" Depuis son lancement, avec le tsunami en 2004, pour reconstruire les habitations dévastées des salariés de Lafarge Indonésie, le programme s’est déployé dans dix-huit pays. "Soyons clairs, Lafarge n’est pas une organisation caritative, prévient Bruno Lafont. Et nous sommes heureux d’annoncer qu’en 2013, pour la première fois, cette activité a dégagé 2,5 millions d’euros de rentabilité." Elle devrait même frôler les 10 millions en 2014.
Lafarge a aussi développé une compétence inattendue, le microcrédit. Doté d’un réseau grandissant de banques partenaires, de Lapo au Nigeria à la Société générale en Serbie, le cimentier a monté en juillet une formation Housing Microfinance Academy, à Nairobi, pour aider les banques africaines à proposer du crédit logement aux populations défavorisées.
Cette implication dans les problématiques de développement n’a pas pour seul but d’améliorer son image et ses ventes. Cela donne un autre atout : des financements avantageux. En Irak, la Banque mondiale et Proparco(de l’Agence française de développement) lui ont prêté près de 100 millions de dollars en 2013 pour réhabiliter le site de Karbala Cement. En 2014, au Nigeria, Lafarge a pu solliciter la Banque mondiale pour la construction à 400 millions de dollars d’une centrale électrique.
Depuis 2006, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd) est à son côté dans les pays de l’Est, la Russie et l’Asie. Inauguré en mai, en pleine crise ukrainienne, le site russe de Ferzikovo avec cimenterie, broyeur à ciment, silo, route et ligne ferroviaire, a été rendu possible grâce à l’apport en capital de la Berd à hauteur de 190 millions d’euros. Guerre, épidémie, nationalisation, malaise géopolitique… les pays émergents ont plus d’un tour dans leur sac.
Source Challenges par Alice Mérieux

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