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13/01/2023

Gwilen invente un matériau de construction à base de sédiments marins

50 millions de mètres cubes de ces dépôts sont dragués chaque année dans les ports français pour éviter leur envasement. Une matière première abondante, qui peut avoir un rôle à jouer dans la nécessaire décarbonation du secteur du bâtiment.

Yann Santerre a grandi au bord de l’estuaire de la Vilaine, le plus grand des fleuves bretons. Comme tant d’autres riverains, il a pu constater que la construction d’un barrage dans les années 1970 avait accentué l’envasement naturel du fleuve, nécessitant un dragage régulier de dizaines de milliers de mètres cubes de sédiments marins.

Ce phénomène inévitable nécessite un travail régulier de la part des autorités portuaires qui extraient chaque année en France, selon l’organisme Sedilab, 50 millions de mètres cubes de ces boues constituées d’argile, de sable, de sel, de résidus d’algues et de coquillage – un volume supérieur à celui béton prêt à l’emploi produit annuellement sur le territoire ! Un matériau abondant, donc, et peu valorisé. Sedilab indique ainsi que 90 % de ces sédiments sont ensuite relargués en mer, une opération appelée « clapage ». « Il y a eu des essais de valorisation dans les travaux publics, se rappelle Yann Santerre, où les sédiments étaient utilisés comme sous-couches dans la construction de routes. Mais ce n’était pas compétitif avec les matériaux de carrière. »

Au sortir de l’adolescence, le jeune homme quitte les bords de la Vilaine pour décrocher un diplôme d’architecte et un autre d’ingénieur en génie civil, à l’Ecole nationale des ponts et chaussées, puis travaille en France et en Allemagne. Effrayé par le coût environnemental des matières utilisées durant les chantiers, il cherche, comme beaucoup d’autres, des alternatives à la terre cuite et au ciment. C’est alors qu’il se souvient des sédiments de son cher fleuve breton. Persuadé qu’il tient une solution, il rentre en 2017 dans sa péninsule natale pour tenter de transformer les dépôts marins en matériau de construction.

L’envasement naturel de la Vilaine, nécessite un dragage régulier de dizaines de milliers de mètres cubes de sédiments marins. 

Un procédé peu énergivore

Pour ses premiers essais, Yann Santerre est accompagné par le technopôle Brest Iroise, puis par les incubateurs d’une école d’ingénieur, l’ENSTA Bretagne, et du Centre scientifique et technique du bâtiment. Les résultats sont prometteurs, et, en compagnie d’un autre associé également architecte et ingénieur, Mathieu Cabannes, il fonde en 2020 la société Gwilen – le nom breton du fleuve la Vilaine.

Le processus mis en place par la société est simple : elle a passé un partenariat avec plusieurs petits ports – pour qui le clapage des sédiments en mer est souvent trop cher – qui assèchent les dépôts récupérés lors du dragage, en effectuant, si nécessaire, un traitement dépolluant. « Nous valorisons ensuite l’ensemble, indique Yann Santerre. Pour les gestionnaires portuaires, nous sommes une alternative à la décharge. »

Dans leur modeste atelier brestois, les équipes de Gwilen ont mis au point un procédé permettant de transformer ces sédiments en un matériau minéral, dont l’aspect et les caractéristiques mécaniques se rapprochent d’une terre cuite. L’opération, pour laquelle un brevet est en cours d’étude, est gardée secrète, mais Yann Santerre révèle que le processus s’inspire d’un mouvement naturel, la diagenèse, par lequel les sédiments se transforment peu à peu en roche. La start-up a ainsi trouvé le moyen d’accélérer une mutation qui s’inscrit d’ordinaire à l’échelle du temps géologique, et ce « sans cuisson à haute température et sans ajout de résine ni de ciment », affirme son fondateur.

Quatre fois moins polluant que la terre cuite

Cette opération s’avère ainsi bien moins énergivore que la fabrication de la terre cuite ou du ciment, qui nécessite une cuisson à plusieurs centaines de degrés. « Nous avons réalisé une analyse de cycle de vie en 2021, déclare Yann Santerre, et notre matériau émet, à la fabrication, quatre moins de CO2 que la terre cuite et douze fois moins que le ciment. »

Pour débuter, Gwilen vise le marché du design et de l’aménagement intérieur. Elle fabrique notamment des carreaux pour des poses murales intérieures, disponibles dans trois formats et vingt-et-une teintes, qui équipent déjà le comptoir d’une boulangerie, d’une boutique et la crédence d’un espace de co-working à Paris. Les pigments, tous d’origine naturelle, sont mélangés au matériau dès sa fabrication, lui donnant une certaine profondeur de couleur. Les carreaux de la start-up ne nécessitent pas de précaution particulière pour leur pose.

Parallèlement, l’entreprise fabrique également des meubles, comme des plateaux de table, et peut également s’engager sur des objets sur-mesure à la demande. Pour le moment, ses produits ne sont disponibles à la vente que sur son site internet, et bientôt dans une boutique d’ameublement bretonne. Elle a lancé la commercialisation de ses produits à l’été 2022 et compte parmi ses clients plusieurs cabinets d’architecte.

Une première usine en 2025

Pour ses carreaux, Gwilen annonce d’ores et déjà des prix compétitifs par rapport à des équivalents artisanaux. Mais pas question de se comparer, pour le moment, aux carrelages disponibles en grande distribution. Un rapport de force qui pourrait changer avec la future industrialisation ? « Pour la production de terre cuite, 30 % du coût provient de la cuisson, assure Yann Santerre. De même, notre ressource est bien moins chère à l’extraction. »

Les volumes produits par la start-up de six employés restent pour le moment modestes, de l’ordre de quelques dizaines de tonnes par an. Jusqu’à présent, elle s’est développée sur les fonds propres de ses fondateurs, par la dette bancaire et grâce à l’aide de la région Bretagne et de Brest Métropole. Elle a pu également bénéficier de récompenses dans divers concours où elle a été lauréate, comme le prix de la Fabrique Aviva ou le concours Cleantech Open France.

Après avoir fait connaître son matériau et ses carreaux d’intérieur via divers salons du design, la start-up veut accélérer. Elle est en train d’effectuer une levée de fonds d’1,5 million d’euros pour bâtir, à l’horizon 2025, son premier pilote industriel à Brest. « L’usine sera dédiée à la production d’un matériau à base de sédiments marins, destiné à se substituer à des matériaux de chantiers, indique Yann Santerre. Nous visons ainsi des éléments de façade, le carrelage et les pavés de sol, ainsi que des blocs de cloisonnement. » Coïncidence, 2025 marquera également la date du durcissement de la réglementation encadrant le rejet des sédiments en mer. De quoi pousser les gestionnaires de port à trouver de nouveaux débouchés pour les sédiments marins.

Source Les Echos Planète par Pierre Fortin