Pages

08/07/2021

La France, laboratoire mondial de la décarbonation

La chasse au carbone est ouverte dans la construction neuve. Pour réduire significativement les émissions de CO , les professionnels sont appelés à revisiter les process de production et renouveler l'offre industrielle.

En 2022, la nouvelle réglementation environnementale (RE 2020) s'appliquera aux bâtiments neufs. Issu d'une longue négociation avec les organisations et les syndicats professionnels, et nourri par l'expérimentation E+C-, le texte marque à la fois une continuité et une rupture pour les acteurs de la filière construction.

Continuité car la précédente réglementation (RT 2012) visait déjà à améliorer la sobriété des bâtiments, en vue de réduire de 30 % leurs besoins en énergie. Rupture car, pour la première fois, l'impact carbone global de ces ouvrages est pris en compte, depuis leur construction jusqu'à leur démolition, grâce à l'analyse du cycle de vie (ACV) des matériaux et équipements. Pour ces derniers, l'enjeu est de réduire de 30 % leurs émissions de CO2 d'ici à dix ans, tandis que l'exigence fixée aux acteurs industriels est de - 35 % en 2030. En cohérence avec la stratégie nationale bas carbone (SNBC) qui ambitionne la neutralité à l'horizon 2050, la France se dote avec la RE 2020 d'un outil à même de tenir cet objectif de décarbonation du bâtiment.

« Jusqu'en 2025, nous serons avant tout dans une phase d'apprentissage : l'objectif est d'élargir à l'ensemble de la filière construction les méthodologies de l'ACV et du comptage carbone éprouvées avec l'expérimentation E+C- », rappelle Christophe Rodriguez, directeur général adjoint de l'Institut français pour la performance du bâtiment (Ifpeb). Selon lui, l'intérêt de la RE 2020 est d'établir des seuils de décarbonation progressifs (2028, 2031) qui permettront aux acteurs d'avancer pas à pas pour définir collectivement de nouvelles pratiques constructives.

Tenir compte de la compétition internationale. En obligeant les professionnels à identifier leurs leviers d'économies de CO2 la future réglementation pourrait donc rebattre les cartes. « On peut s'attendre à une créativité incroyable de la filière pour trouver des réponses innovantes ou généraliser des solutions déjà éprouvées dans les centres de R & D, anticipe Eric Bergé, ancien dirigeant des sociétés ParexGroup et Chryso, aujourd'hui contributeur de l'équipe industrie du think tank Shift Project. L'effort principal porte sur le gros œuvre : il s'agit de voir si les acteurs industriels se saisiront de cette opportunité pour faire de la France leur laboratoire mondial des technologies décarbonées, ou s'ils se détourneront d'un marché jugé trop contraignant. » Mi-mai, le Syndicat français de l'industrie cimentière (Sfic) a apporté une première réponse en présentant une feuille de route prévoyant une baisse de 24 % de ses émissions de CO2 d'ici à 2030, et de 80 % à l'horizon 2050, notamment via la réduction du clinker et l'utilisation de carburants alternatifs en remplacement des énergies fossiles. Le Sfic a assorti ce plan d'une mise en garde : la nécessité pour l'Hexagone de tenir compte de la compétition internationale. « Il faudra accorder les règles du jeu entre les entreprises extra- et intra-européennes, avec des mécanismes d'équilibrage du carbone à nos frontières », a prévenu son président François Petry.

Les trois majors ont des plans. Les grandes entreprises du BTP se disent prêtes à travailler sur cette double équation, technique et économique. A commencer par les majors qui ont toutes présenté des plans chiffrés de décarbonation sur un périmètre international. Par exemple, Bouygues Construction a dévoilé en fin d'année dernière sa stratégie climat avec, sur dix ans, une baisse de 40 % de ses émissions de gaz à effet de serre directes (scopes 1 et 2) et de 30 % pour les émissions liées à ses chantiers (scope 3a). Le groupe annoncera courant 2021 les investissements qui doivent nourrir cette stratégie, avec un fil rouge : l'amélioration des process opérationnels. « L'enjeu de décarbonation va de pair avec un enjeu d'industrialisation de la filière, pour construire mieux, plus vite et moins cher, résume Thiebault Clément, directeur R & D de Bouygues Construction. Nous devons associer la recherche de solutions décarbonées, en lien étroit avec nos fournisseurs, à celle de modes constructifs plus rationnels, utilisant moins de ressources, avec un recours élargi aux matériaux biosourcés. »

L'industrie cimentière française prévoit une baisse de 24 % de ses émissions de CO2 d'ici à 2030, et de 80 % à l'horizon 2050

De la capacité du bâtiment à établir une équation coûts/carbone soutenable dépendra la réussite de la RE 2020. Certains voient dans cette nouvelle règle du jeu une chance pour les entreprises hexagonales. « La décarbonation sera le nouveau contexte de la construction pour le siècle à venir. La réglementation va entraîner les acteurs français vers un niveau de performance qui leur donnera collectivement vingt ou trente ans d'avance dans la compétition internationale », analyse Laurent Morel, associé du cabinet de conseil indépendant Carbone 4, spécialisé dans la stratégie bas carbone. « La France produit déjà les plus beaux bétons technologiques au monde. Elle pourrait demain devenir une championne des bétons bas carbone, avec des ciments moins gourmands en CO2 et une plus grande variété de formulations. Mais cela n'est possible qu'à condition d'accompagner l'effort d'innovation par un travail sur les normes, par exemple en diminuant les volumes de béton mis en œuvre pour les mêmes surfaces construites », nuance Eric Bergé.

Pour Christophe Rodriguez, la filière matériaux doit emprunter le même chemin que les professionnels de l'énergie depuis quarante ans, avec une réduction des consommations matérielles compensée par de nouvelles propositions de valeur sur les services. « Il est désormais acquis que le meilleur kilowattheure est celui qu'on ne consomme pas : poussons l'analogie en disant que le meilleur matériau est celui qu'on ne consomme pas. Avec l'économie circulaire, on prend conscience qu'il y a des façons de s'organiser, des compétences à développer, pour diminuer la consommation de ressources tout en maintenant le service au client », estime le directeur général adjoint de l'Ifpeb. Ce changement de paradigme nécessite deux prérequis : l'évolution des organisations et la mobilisation des équipes. « Il faut créer un réflexe carbone sur l'ensemble des réalisations, et plus seulement sur quelques projets pilotes, témoigne Claire Boilley, directrice RSE au sein de Bouygues Construction. L'implication de notre direction générale autour d'une stratégie climat a constitué une étape indispensable : elle doit être relayée par des systèmes de management qui incluent des critères carbone dans l'analyse des projets. »

La RE 2020 pourrait donner aux acteurs hexagonaux de la construction vingt ou trente ans d'avance

Les PME et les ETI aussi. Ces dernières années, les majors comme la plupart des groupes industriels se sont déjà dotées de structures de veille technologique ou d'intrapreneuriat pour inciter leurs collaborateurs à tester de nouvelles solutions. Cet effort d'innovation se diffuse désormais parmi les PME et ETI. Après avoir engagé 62 millions d'euros pour décarboner ses process industriels, Bouyer Leroux a lancé début juin un lab destiné à mettre au point des produits qui sortent du cadre de la terre cuite, son métier d'origine. « Comme pour la plupart des industriels, l'avenir de nos marchés dépendra de notre capacité à faire émerger des écosolutions, pointe Roland Besnard, P-DG du groupe. On a tendance à focaliser le débat sur l'enjeu carbone mais n'oublions pas la problématique des matières premières, qui s'est accrue avec la crise sanitaire : la recherche d'économies sur les ressources s'imposera à mesure que cette compétition internationale s'intensifiera. » Pour les acteurs du BTP, la décarbonation s'annonce aussi comme un levier pour moins dépendre, demain, de ressources énergétiques et matérielles toujours plus rares.

Source Le Moniteur