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07/08/2025

Ardoise ou tuile ? En Anjou, cette ligne invisible qui divise les toits de France entre rouge et bleu

Cette semaine, reportage en Anjou sur une « ligne de crête » oscillant entre ocre et bleu. Elle délimite une France des ardoises et une France des tuiles, forgée par la géologie, les cours d'eau, l'économie et les savoir-faire locaux.

Que le flâneur lève le regard et un monde de splendeurs s'offrira à lui. Celui des ondulations d'ocre et de rose pêche, de bleu acier ou d'indigo, qui frémissent sur nos toits, que par habitude nous négligeons parfois. Nos matériaux de couverture sculptent pourtant l'identité de nos villages, nos horizons, nos paysages.

Pour saisir le passage parfois net, parfois flou, entre tuile et ardoise, les deux principaux matériaux de couverture de notre pays, nous avons rôdaillé, avec Vincent Gouriou, sur la crête la plus visible de cette frontière: le long de la Loire, au cœur de l'Anjou, au gré du travail des couvreurs.

Cette frontière est le fruit d'un terroir, d'une histoire. Une histoire parfois trempée dans le sang et la sueur. Alain Roger, 72 ans, que nous rencontrons à Trélazé (Maine-et-Loire) où il préside le Musée de l'ardoise, se souvient encore du jour où il s'est fracturé le nez parce que le foret de son marteau-perforateur lui avait sauté au visage au fin fond d'une galerie. Sur ses mains demeurent les cicatrices d'une vie dans la mine. Durant son long labeur, de 1973 à 2014, trois de ses collègues trouvèrent la mort au travail.

À l'exception de la petite ardoisière de Travassac et Allassac, en Corrèze, toutes les mines d'ardoise de France ont fermé. Elles étaient encore huit en Bretagne en 1948. La dernière irréductible bretonne s'est arrêtée en 2018, à Plévin (Côtes-d'Armor). Quant à la plus grande et prestigieuse de toutes, celle de Trélazé justement, elle a cessé son activité en 2014. Situé dans la pittoresque maison d'un maître de carrière, le Musée de l'ardoise s'avère un excellent point de départ pour comprendre pourquoi le nord-ouest est le royaume de l'ardoise, tandis que le reste du pays jure surtout par la tuile.

Riche sous-sol

Si l'ardoise recouvre la majorité des toits bretons et angevins, c'est avant tout une question de géologie. Le sous-sol du Massif armoricain est riche en schiste ardoisier. Il s'étire du Cotentin à la Vendée, et pousse jusqu'à Trélazé, à l'ouest.

Au-delà s'étend le Bassin parisien, bien plus riche en argile, la matière première des tuiles. Sans surprise, la carte de France des toitures en tuiles et en ardoises épouse, presque au kilomètre près, cette frontière invisible parce que souterraine. « Pour couvrir les toits, on prenait le matériau qu'on avait sous la main », résume Sébastien Ritouet, dirigeant d'une entreprise de couverture rencontré à Huillé-Lézigné (Maine-et-Loire).

Cette frontière entre l'Ouest et le reste de la France s'explique aussi par des raisons de coût. Le canal de Nantes à Brest, construit au XIXe siècle, a rendu le transport de l'ardoise bretonne abordable pour les communes riveraines et pour celles de la Loire, reliée à ce canal. À mesure que l'on s'enfonçait dans les terres, le coût du transport augmentait, dissuadant les habitants d'y recourir. Cela a laissé des traces.

Plus je m'éloigne de la Loire, au nord comme au sud, plus l'ardoise se raréfie sur les toits. Vincent Gouriou, le photographe, et moi constatons, amusés, que des communes, à un point médian d'éloignement, comprennent une proportion exacte de toits en ardoise et en tuile, offrant au regard un plaisant damier. C'est par exemple le cas à Mauléon (Deux-Sèvres).

Mais la roche locale et le coût du transport n'expliquent pas tout. Longtemps, en certains endroits, Anjou compris, les tuileries côtoyaient les ardoisières et proposaient des prix semblables. Même aujourd'hui, leurs tarifs restent proches. Le choix final tient alors souvent au savoir-faire local. « Mes gars savent moins faire la tuile, ça leur prend plus de temps. Donc on la facture plus cher que l'ardoise », précise Mathias Coutant, responsable d'une entreprise de couverture dans ce village et président de l'École supérieure de couverture d'Angers. Les couvreurs de l'Anjou sont le plus souvent formés dans cet établissement. Or, celui-ci a développé un savoir-faire d'excellence dans l'ardoise. Cela tient à son histoire : il a été fondé en 1929 par les ardoisières de Trélazé.

De l'importance du prestige

Il ne faut pas non plus négliger la notion de prestige dans le choix du matériau. L'on trouve de l'ardoise sur presque tous les édifices fastueux de France, du château de Versailles aux mairies du Midi, alors même que son transport coûtait cher.

Mais il était inconcevable de se priver de ce qui était considéré comme le plus noble des matériaux de couverture. « Aux siècles derniers, les châteaux étaient en général couverts d'ardoises, les bâtiments de tuiles, et les dépendances de chaume », détaille Jean-Yves Hunot, archéologue des charpentes.

Je m'interroge : pourquoi l'ardoise était-elle vue comme plus prestigieuse ? Mystère. Car elle n'est pas en soi supérieure à la tuile, ai-je appris avec stupeur au fil de nos rencontres. Au contraire.

« La tuile protège souvent mieux contre la chaleur et le froid », révèle Sébastien Ritouet. Certaines tuiles s'adaptent aussi très bien aux toits pentus, contrairement à une autre idée reçue. Tuiles et ardoises ont d'ailleurs la même durée de vie, cent cinquante ans, voire davantage si les combles sont bien ventilés et si les crochets sont durables. Autrefois en acier, donc sujets à la rouille, ils sont désormais en inox.

En vérité, m'apprennent les couvreurs, la préférence pour l'ardoise vient de sa malléabilité. Elle se taille plus aisément que la tuile – en losange, en cœur, en écaille… – et est ainsi plus adaptée aux toitures complexes, aux tourelles, aux lanternons, prisés des notables.

Plus je creuse le sujet, plus je comprends que cette frontière tuiles-ardoises relève de l'impalpable. Au nord de l'Anjou, le village des Rairies (Maine-et-Loire) a développé une industrie de la terre cuite et de la tuile en plein empire de l'ardoise. Parfois, des traditions locales tranchent sur celles des voisins. Ou bien des artisans exportent leur savoir-faire sur des chantiers lointains. « J'ai vu des tuiles plates sur le Mont-Saint-Michel », relève François Jeanneau, ancien architecte des Monuments historiques, croisé sur un chantier. L'on décèle aussi des nuances dans le reste du pays. Car des ardoisières ont été creusées dans les Pyrénées, les Ardennes et le Limousin.

Déficit de compétitivité

Si les mines d'ardoise françaises ont disparu, c'est surtout parce qu'elles n'avaient pas les moyens d'investir pour rester compétitives. « En Bretagne, presque toutes étaient des propriétés familiales, souvent artisanales », précise Lena Gourmelen. L'ardoisière de Trélazé, aux moyens pourtant plus conséquents, ne pouvait elle non plus rivaliser avec les carrières à ciel ouvert de la Galice, en Espagne, d'où vient presque toute l'ardoise vendue en France aujourd'hui. « Pour extraire l'ardoise de Trélazé, il fallait, au fond de la mine, un machiniste, un receveur, un encageur, un décalabreur… égrène Alain Roger. Vingt bonshommes en tout. En Espagne, cinq suffisent : des scieurs, un conducteur d'engin, un chauffeur de camion. »

Les couvreurs m'informent que l'ardoise de Chine a fait son apparition dans l'Hexagone il y a dix ans. Beaucoup se refusent à l'acheter. « Je trouve ridicule d'en faire venir de l'autre bout de la planète, tranche Sébastien Ritouet. La Galice, ça va encore. C'est l'Europe. »

Deux conglomérats, l'un canadien (Cupa Pizarras) et l'autre allemand (Rathscheck), rachètent peu à peu les dernières ardoisières espagnoles. Au grand dam de Mathias Coutant : « Les sociétés familiales étaient plus regardantes sur la qualité. »

Des couvreurs vont jusqu'à soupçonner une entente entre les deux groupes. Comment expliquer, sinon, que le prix de l'ardoise ait été multiplié par deux depuis le Covid ? « Elle devient un produit de luxe », déplore Sébastien Ritouet.

Quant au marché de la tuile, il est dominé par l'autrichien Wienerberger. Celui-ci a racheté la plupart des tuileries françaises, qui se raréfient aussi. Je découvre ainsi que l'ardoise et la tuile ne sont pas imperméables aux intempéries du capitalisme financier.

Un autre facteur explique la chute de Trélazé : la qualité de son ardoise se dégradait. « On arrivait en fin de gisement », admet Alain Roger. Régis Defais, un couvreur de la société Couvertures de Loire, aux trente-six ans d'expérience, nous le confirme sur le toit du collège-lycée Mongazon d'Angers, où il remplace l'ardoise de ce bâtiment de 1836. « Celle de Trélazé rouillait trop », se souvient-il. Elle contenait de plus en plus de pyrite, un minéral qui accélère la rouille. Fascinés, nous le regardons fixer les carrés d'ardoise avec une stupéfiante dextérité. Et avec un outil qui ne paie pas de mine, inchangé depuis des siècles : le marteau-enclume.

Délicieux bruit

De l'âge d'or de Trélazé, il demeure, outre l'ardoise sur les toits, les chevalements, ces tours qui descendaient les mineurs. Elles hérissent la campagne et les anciennes carrières métamorphosées en parcs. Subsistent aussi, à ma grande surprise… des ardoises de Trélazé. L'on peut en acheter au Musée de l'ardoise.

Les mineurs ont conservé des stocks que Jean-Christophe Boisteault, le dernier fendeur d'ardoises de France, employé par le musée, transforme en jeux de société, assiettes ou pendules.

Nous le voyons se saisir d'un long ciseau à fendre, le cobra, et trancher l'ardoise d'un coup vif. Elle émet un délicieux bruit cristallin. « Elle a chanté, c'est bien, apprécie-t-il. Cela veut dire qu'elle accepte ce que je lui demande de faire. » Ses gestes nous hypnotisent. Malheureusement, son savoir-faire est menacé. Il prendra sa retraite dans cinq ans et il n'est pas prévu qu'il forme un apprenti.

D'autres matériaux de couverture font peu à peu leur apparition : aluminium, acier, synthétique... Mais les communes, via le plan local d'urbanisme (PLU), peuvent interdire tout changement de matériaux sur les toits, en particulier autour d'un monument historique. Le PLU, voilà l'ultime raison de la persistance de cette frontière entre tuiles et ardoises. Et aussi son dernier rempart.

Le couvreur Mathias Coutant défend cette tradition : « Les produits standardisés rendent nos réalisations insipides. Pourtant, nous savons faire les choses avec goût, grâce à la sensibilité de nos mains, notre compréhension des matériaux, de la pluie, de la lumière, du vent, du passage des oiseaux. Car une toiture, ça vibre. C'est de la poésie. »

Le portrait : André Pontonnier, mémoire des briquetiers

Né aux Rairies il y a soixante-seize ans, André Pontonnier est LA mémoire de son village, où il habite toujours.

Le regard pétillant, l'ancien instituteur nous fait la visite en l'accompagnant d'un flot ininterrompu d'anecdotes. Il raconte comment le bourg est devenu, au début du XXe siècle, une petite capitale de la terre cuite, avec une soixantaine de briqueteries.

Cerné d'argile, le lieu était propice à l'activité. Il n'en demeure plus qu'une seule, Rairies Montrieux, possédée par un ami d'enfance. Il subsiste aussi des vestiges.

André nous dessille les yeux sur d'étranges monticules recouverts de végétation dans les jardins: les anciens fours. Ils ont souvent été conservés, leur fraîcheur en faisant un excellent cellier.

Aux Rairies, l'on trouve enfin une tuile unique au pays de l'ardoise: la tuile baugeoise. Fabriquée à la main par les briquetiers pour couvrir leur grange, sa courbe vient du pliage effectué sur la cuisse. Mais elle n'est plus fabriquée depuis cent ans.

Entre rouge et bleu, la France vue de ses toits

Je croyais entrer dans une chocolaterie artisanale, mais La maison du quernon d'Angers est une entreprise familiale d'importance, et en pleine croissance.

Héritière de la recette inventée en 1965 par Maurice Pouzet, publicitaire des Ardoisières d'Angers, et le chocolatier René Maillot, cette maison est passée de 7 t de quernons produites par an en 2007 à 40 aujourd'hui.

Douze chocolatiers fabriquent ces chocolats bleus en forme d'ardoise, fourrés avec une nougatine caramélisée aux amandes et aux noisettes.

Pour expliquer ce succès, Romain Wirtz, le dirigeant, plaide la chance. Celle d'avoir vu sa région devenir de plus en plus touristique: « On ne vend pas du chocolat mais de l'histoire de l'Anjou. Le quernon désignait le côté du bloc ardoisier. On les commercialise dans les châteaux, les restaurants, les hôtels…» Et même au Japon, où 5 % des quernons sont expédiés depuis qu'un Japonais les a découverts sur la table de son mariage avec une Angevine!

Nous tentons de demander la recette. « C'est secret », sourit Romain Wirtz. Le produit reste protégé. La maison, qui a souvent poursuivi ceux qui proposaient des copies, s'est adoucie avec le temps. « On embête moins les petits artisans. Au fond, ils font connaître notre produit. »

3 choses à faire dans le Maine-et-Loire

  • Musée de l'ardoise. 32 chemin de la Maraîchère, Trélazé. Rens. : 02 41 69 04 71.
  • La mine bleue. Seule mine d'ardoise souterraine visitable en France. 500 route de la Gâtelière, Noyant-la-Gravoyère, Segré-en-Anjou Bleu. Rens. : 02 41 94 39 69. Réservation vivement conseillée.
  • La briqueterie Rairies Montrieux. Ouverte aux visites lors des Journées du patrimoine (les 20 et 21 septembre). 1 rue des Fourneaux, Les Rairies. Rens. : 02 41 21 15 20.

2 idées cadeaux à ramener du Maine-et-Loire

  • Le quernon d'ardoise. En vente à La maison du quernon, la boutique officielle située 22 rue des Lices, à Angers. On les trouve souvent à plus bas prix dans d'autres boutiques, comme celle de la mine bleue.
  • L'ardoise de Trélazé. Déclinée en divers objets au Musée de l'ardoise de Trélazé (lire plus haut).

En savoir plus sur l'ardoise

  • L'ardoise en Bretagne, Lena Gourmelen, Éd. Coop Breizh, 144 p. ; 2008.

Source Le Pélerin par  Pierre Wolf-Mandroux