Valérie* travaillait comme assistante commerciale dans une banque étrangère qui, lors de sa fusion avec un groupe financier français, devait recaser tous les salariés dans le réseau de ce dernier. Le jour de la fermeture définitive de son agence, un vendredi, Valérie n’avait aucune idée de son affectation. « Je n’ai appris qu’à 15 heures que j’étais attendue le lundi dans une antenne à Paris », se souvient-elle. Un saut dans l’inconnu. « Je ne savais pas du tout où je mettais les pieds », poursuit-elle. Valérie n’a rencontré qu’une seule fois un gestionnaire de carrière dépêché par le repreneur : il l’a prévenue que son poste n’existait pas dans sa nouvelle « maison », tout en douchant ses espoirs d’être promue conseillère…
À son arrivée le lundi, personne n’est au courant de sa venue. Valérie découvre « une atmosphère impersonnelle », à mille lieues de l’esprit familial de son ancienne banque. Elle n’a pas été formée aux outils informatiques. Certains collègues jalousent son salaire, supérieur d’environ 300 euros à poste égal. Ambiance… Valérie se sent « inutile », ne trouve pas sa place. Elle tombe malade et est arrêtée deux semaines. La quadra ne sort la tête de l’eau qu’après sa mutation dans une autre agence où elle est formée, présentée aux équipes. « Il m’a fallu plus d’un an pour me débarrasser de la nostalgie et cesser de tout comparer avec mon ex-employeur », estime-t-elle.
Trou d'air
Traverser un trou d’air après une fusion ou un rachat ? Un phénomène largement répandu, à en croire Xavier Tedeschi, fondateur et dirigeant de Latitude RH, un cabinet de conseil en transformation des entreprises. « Une réorganisation est toujours perçue comme une tempête par les salariés, observe-t-il. Et ce n’est pas parce qu’elle est un succès financier pour les dirigeants que les employés la vivent de façon positive. La plupart traversent une forte période de blues. » Ce malaise est pourtant sous-estimé par la plupart des entreprises. Lorsqu’une restructuration s’accompagne de départs, contraints ou volontaires, les services RH concentrent leurs moyens sur ceux qui quittent le navire. « Les autres peuvent s’estimer heureux de rester, résume Alain Richemond, cofondateur du cabinet RHésilience. Ils sont sommés de se débrouiller seuls. »
Ainsi, ces salariés d’une petite société financière rachetée par un groupe de prêt et d’assurances automobiles. Seuls cinq travaillent encore dans les bureaux d’origine, au sud de Paris. Le reste de l’équipe a quitté l’entreprise ou a été muté au siège du repreneur, à une heure et demie de route. Ils pourraient s’estimer chanceux d’être « rescapés ». Mais la baisse de moral les guette. « Personne du groupe ne se déplace jamais pour venir les voir », regrette Benoît Amancy. Ce délégué syndical du SNB/CFE-CGC leur rend visite chaque mois. Il leur propose les places de spectacle du comité d’entreprise, négocie des tarifs dans les salles de sport et les tient au courant de l’actualité sociale du groupe. Une façon de « créer du lien, commente le syndicaliste, car, dans ces conditions, ils peuvent difficilement se sentir intégrés à la nouvelle structure ».
IncompréhensionLe mal-être naît aussi de l’absence de projet pour l’après-fusion. Du moins de son incompréhension. « Les dirigeants communiquent sur les raisons qui les poussent à s’unir, mais ils sont peu diserts sur ce qui doit naître du rapprochement », note Xavier Tedeschi. Patrice est directeur régional d’une grande banque rachetée par un ex-concurrent. Une dizaine d’années après l’opération, un climat morose pèse toujours sur les équipes. « Nous n’avons senti aucun effort pour construire une culture commune à nos deux sociétés et nous faire adhérer à des projets mutuels, décrit-il. Sur le terrain, on sent encore une compétition entre nous. Le fait que la fusion n’ait pas eu d’autre objectif que financier nous a démobilisés. »
Avant le rapprochement, décrit-il, les salariés étaient « fiers d’appartenir à la boîte » et n’imaginaient pas la quitter, même pour être mieux payé. Aujourd’hui, « ils font leurs heures, sans plus. Ils ont perdu la niaque ». La chute de motivation est d’autant plus forte que la banque à l’origine du rachat a imposé ses hommes et ses méthodes. « Cela s’est fait en douceur, sans violence, comme un phénomène d’infusion, relate Patrice. Au fil des ans, des managers venus de chez l’acquéreur ont envahi les strates hiérarchiques. » Fini, l’époque où des chefs issus du « terrain » gravissaient les échelons. Pour les historiques, « l’horizon est devenu de plus en plus bouché. Les possibilités d’évolution ont disparu ».
Choc des cultures
Les fusions présentées comme des mariages entre égaux sont rarement équilibrées. Chez Sopra Steria, né de l’union en 2015 de deux SSII, « les salariés l’ont compris au cours des réunions consacrées à la conduite du changement, se souvient Hocine Chemlal, délégué syndical CGT. Sous couvert d’échanges conviviaux, il s’agissait pour les ex-Steria de se plier aux méthodes de Sopra. Le mariage annoncé s’est avéré être une absorption ». Directeur marketing, Jean-Pierre a connu un choc des cultures quand un « gros » du secteur a pris le contrôle de sa « petite » banque régionale. « Avant le rachat, nous travaillions comme des artisans, capables de résoudre tous les problèmes des clients que nous suivions depuis des années, relate-t-il.
Les directeurs d’agence avaient les mains libres pour traiter leurs dossiers. » Par la suite, ses collègues et lui ont dû se plier à « une logique industrielle » : « Nous avons perdu en polyvalence. Les décisions étaient prises en haut. Les nouveaux conseillers étaient des experts, plus spécialisés. Leur phrase fétiche était : « ce n’est pas dans mon périmètre ». Malgré l’absence de casse sociale, soigneusement évitée par l’acheteur, « il y a eu des chocs psychologiques », assure Jean-Pierre. Les salariés se sont sentis dévalorisés par une réorganisation synonyme de perte d’efficacité et d’investissement personnel. Les plus anciens se sont laissés aller à la nostalgie d’une époque révolue.
Réponse financière
La mélancolie pourrait être évitée, estime Alain Richemond, du cabinet RHésilience, « si les entreprises vendaient mieux aux équipes la nouvelle page en train de s’écrire ». Ce storytelling précoce serait un rempart au blues de l’après-fusion. « Il faut formaliser très tôt les mots qui décrivent la nouvelle stratégie et y associer les salariés », juge-t-il. Il cite l’exemple d’une mutuelle qui est parvenue à redonner le goût du travail à ses salariés lors d’un séminaire « fondateur » pour la nouvelle entité. À quelques exceptions près : « Une fois le projet clarifié, certains ont choisi de partir, relève Alain Richemond. Ils étaient restés jusque-là dans une posture attentiste. »
« La question clé posée à chacun, c’est “pourquoi on travaille désormais” » résume Xavier Tedeschi, de Latitude RH. La réponse des entreprises est souvent financière. « Or travailler pour les intérêts de l’actionnaire ou pour que le groupe devienne le numéro trois du secteur n’est pas vraiment stimulant, poursuit l’expert. Les salariés attendent des réponses sur leurs compétences et leurs opportunités de carrière. » Xavier Tedeschi exhorte les managers à organiser des entretiens individuels ou en petits groupes pour aider chacun à faire le point sur ce qu’il sait faire et trouver sa place dans la nouvelle structure. Ce processus demande de l’écoute et du temps, mais le jeu en vaut la chandelle. Une récente étude de la Cass Business School confirme que la dimension humaine est essentielle dans le succès des fusions.
* Les prénoms ont été changés.
Source InfoRH Liaisons Sociales Magazin par Alexia Eychenne