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21/11/2017

Quentin Ravelli : « Ouvrir cette boîte noire de la démocratie que sont les grosses entreprises »

À la fois portrait de l’Espagne en crise et documentaire hautement pédagogique, Bricks, dont Regards est partenaire, c’est un peu le capitalisme expliqué par la marchandise. Rencontre avec son réalisateur Quentin Ravelli.

Sociologue, chargé de recherche au CNRS et écrivain, Quentin Ravelli prolonge avec Bricks son livre Les Briques rouges, Dettes, logements et luttes sociales en Espagne. Ce documentaire – le premier de Quentin Ravelli – juxtapose avec un art pertinent du montage différents mécanismes du capitalisme. En se concentrant sur une marchandise, la brique, Bricks détaille les maillons d’une chaîne globale, et donne à voir les luttes possibles.

Quelle est l’origine de Bricks ?

Quentin Ravelli. L’idée de suivre les briques pour raconter la crise est née en 2011, au moment où la Puerta del Sol, à Madrid, était noire de monde. Je me suis retrouvé en Espagne pour comprendre comment marchaient ces mouvements sociaux, quelle en était l’origine. Etait-ce une sorte d’antithèse, ou d’antidote, à ce qui se passait en France ? Alors qu’il y avait le Printemps arabe, le mouvement des Indignés, que quelques mois plus tard apparaissait Occupy Wall Street, en France, au même moment, les mouvements sociaux déclinaient et on parlait beaucoup du Front national.

Pourquoi la brique ?

En Espagne, les journaux n’arrêtaient pas de parler du ladrillo (la brique) sous une forme métaphorique. C’était un symbole de la corruption, de ces entrepreneurs et promoteurs immobiliers liés aux hommes politiques locaux ou aux banques, et qui avaient fait fortune grâce à la spéculation immobilière. En m’interrogeant sur l’origine de toutes ces briques qui, pendant des années, ont été utilisées pour construire plus de 600.000 logements neufs par an – plus que l’Allemagne et la France réunies –, je me suis retrouvé dans la Sagra, petite région entre Madrid et Tolède. Là se trouvent des carrières d’argile et des dizaines d’usines de briques, où sont fabriquées des millions de modèles, de toutes les couleurs, tous les formats. Visuellement, cela permettait de saisir très concrètement ce qu’était une crise de surproduction.


« Observer ces marchandises qui se cannibalisent elles-mêmes peut aider à comprendre les mécanismes d’autodestruction du capitalisme. »

Quand le souhait de traiter la brique comme un personnage à part entière est-il apparu ?

Dès les dossiers de présentation du projet. L’idée, au départ, était de le traiter comme un personnage, avec un parcours chronologique – qui irait de l’argile vers la construction de logement et, ensuite, le crédit immobilier. Mais expliquer toutes les étapes de fabrication donnait un aspect trop technique au film. Imaginer un personnage plastique plutôt que chronologique, partir de la destruction, pour reconstruire progressivement les différentes étapes de sa conception, s’est révélé plus intéressant. C’est une forme qui se transforme, autour de laquelle les ouvriers tournent, sans forcément que l’on comprenne très bien comment ils la fabriquent. Penser la brique comme un personnage a amené l’idée d’un univers sonore utilisant les sons des machines, les bruits des briques cassées, brisées, frottées. Tout cela permettait de jouer avec le fétichisme de la marchandise, une idée intéressante politiquement et artistiquement, et qui est au cœur du film.

« Politiquement », c’est-à-dire ?

J’ai tendance à croire que la société entière gravite autour des marchandises, que ce soit par la publicité ou le travail. Pourtant, cela reste quelque chose d’assez mal pensé en sciences humaines et en économie. Reprendre les idées des économistes politiques classiques (David Ricardo, Adam Smith, Karl Marx, etc.), essayer de voir comment les grandes théories sur l’explication générale de "la" marchandise fonctionnent concrètement, dans le détail, dans les usines et les services de marketing, me semble extrêmement important. Cela permet d’ouvrir cette boîte noire de la démocratie que sont les grosses entreprises. Là où les phénomènes d’autodestruction du capitalisme demeurent, vus de façon générale, assez abstraits, observer ces marchandises qui se cannibalisent elles-mêmes peut aider à comprendre ces mécanismes.

Et « artistiquement » ?

Disons que la façon dont les gens perçoivent des aspects artistiques dans leur travail, quel qu’il soit, m’intéresse. Lors d’une projection du film à L’Isle-Jourdain, à côté de Toulouse, un spectateur m’a raconté que lorsqu’il travaillait dans une usine de briques, il conservait de petits morceaux d’argile, à partir desquels il réalisait des figurines. Ce geste lui permettait notamment de trouver le travail plus supportable, voire agréable. C’est un aspect important, que j’ai retrouvé à plusieurs moments lors du film.


« Montrer comment des phénomènes, en se répétant à une échelle de masse, nous renseignent sur la façon dont fonctionne l’économie… »

Vous dites dans une interview que le scénario a été « déconstruit par la réalité du tournage » ?

Ce sont les aléas du documentaire : on a beau écrire un séquencier, on ne sait pas ce qu’on va filmer, il y a une part d’inconnu. Certains personnages ont été écartés, d’autres sont apparus de façon imprévue. Blanca (émigrée équatorienne), par exemple, est arrivée un jour et a présenté à la Plateforme des victimes du crédit hypothécaire son expulsion, qui devait avoir lieu peu de temps après. Il y a eu rapidement l’occupation de la banque, et un mois plus tard sa dette était annulée. Tout s’est joué en quelques jours. Après, comme ce qui m’intéressait était de montrer des structures sociales et pas des événements anecdotiques, je savais ce que je pouvais recueillir. C’est la différence entre une certaine veine du reportage, où l’on attrape à chaud ce qui peut se passer en restant au cœur des événements, et un travail sur le long terme, qui nécessite de revenir sur les événements, les lieux, pour, peut-être, saisir quelque chose de plus fondamental.

Qu’entendez-vous par « montrer des structures sociales, pas des événements anecdotiques » ?

Montrer comment des phénomènes, en se répétant à une échelle de masse, nous renseignent sur la façon dont fonctionne l’économie… Le cas de Blanca est intéressant, puisqu’il reflète l’expérience de centaines de milliers de personnes. Que ce soit en Espagne, aux États-Unis, en Irlande, en Angleterre, ou en Afrique du Sud, la crise des subprimes se traduit par une vague d’expulsions. Cet exemple montre notamment la place des familles immigrées liées à la construction – son mari est maçon –, dans cette grande mécanique du capitalisme financier. Cela permet de voir également les effets, très localement, des manœuvres des banques de Wall Street et des fonds d’investissement.


Cette démarche permet d’élargir la perspective ?

Le film reflète une réalité : le véritable ennemi est ailleurs. On voit les conséquences sociales de ces crédits, mais pour comprendre l’histoire de Blanca, il faut revenir à l’origine des crédits immobiliers à risques titrisés sur le marché privé à une échelle de masse – ce sur quoi je travaille actuellement. Je souhaiterais raconter l’histoire sociale de ces crédits pour saisir la crise d’aujourd’hui, fondée sur un régime d’accumulation par illusion. Soit un régime où des fictions sociales ont été créées, et auxquelles les gens ont adhéré (le fait qu’ils allaient changer de classe sociale, devenir propriétaires, etc.).


« L’un des ciments importants des mouvements sociaux en Espagne a été un travail de lutte mené dans les quartiers populaires. »

Parmi vos références, vous évoquez Genèse d’un repas, documentaire de Luc Moullet (1978), dans lequel le réalisateur suit l’itinéraire de plusieurs marchandises. Entre 1978 et aujourd’hui, qu’est-ce qui a changé ?

Sur le fond, pas grand-chose. C’est l’échelle à laquelle cette occultation des mécanismes de production se produit, qui a changé. Pour un ouvrier du bâtiment équatorien ou marocain surendetté de Madrid ou de Barcelone, comprendre comment sa dette peut voyager, être coupée en parts, revendue à des investisseurs internationaux, intégrée à une machinerie financière développée par des algorithmes plutôt que par des banquiers devient très difficile, tant ces mécanismes sont hors de portée. C’est la même chose pour le développement de nouveaux médicaments et l’évaluation de leur efficacité : aujourd’hui, la méthode de l’essai clinique en double aveugle s’est généralisée dans le monde entier. Ce protocole étant lourd à mettre en place, la capacité pour gérer statistiquement la preuve scientifique est devenue inaccessible aux médecins individuels. Seules de grandes entreprises multinationales sont capables de le faire.

Vous avez filmé entre 2011 et 2015. Depuis, comment la situation a-t-elle évoluée ?

C’est difficile à dire... Va-t-il y avoir de nouvelles lois efficaces pour effacer les dettes, où la mobilisation va-t-elle se gripper ? Pour l’instant, nous sommes un peu entre les deux, sans qu’une ligne très claire se dessine. Du coup, les dettes sont toujours là, et les gens se battant contre les expulsions aussi. Mais il y a un enlisement, qui renforce, je pense, d’autres formes de luttes.

Quels types de liens s’établissent ainsi ?

Même si tout n’est pas lié, ce qui se passe en Catalogne est peut-être à relier à l’absence d’une perspective de lutte sociale... Après, l’un des ciments importants de la mobilisation, de ces mouvements sociaux en Espagne, a été un travail de lutte mené dans les quartiers populaires. Cela a permis d’agréger deux fractions de classe sociale qui auparavant ne se rencontraient pas. Les immigrés surendettés et les petits entrepreneurs blancs de la construction se sont retrouvés par la crise à partager les mêmes intérêts. Le film essaie un peu de montrer cela : comment des groupes dont les intérêts sociaux ont l’air divergent peuvent être fédérés, si les conditions adéquates sont trouvées.

Bricks, un documentaire de Quentin Ravelli. Sortie en salles le 18 octobre. 


Édité aux éditions Amsterdam, Les Briques rouges, Dettes, logements et luttes sociales en Espagne, raconte village par village, en partant à la rencontre des chefs d’entreprises comme des ouvriers, la crise de la construction en Espagne. Récit méticuleux détaillant avec des statistiques et diverses références le système à l’œuvre, l’ouvrage offre un contrepoint pertinent au film.
Quentin Ravelli, Les Briques rouges, Dettes, logements et luttes sociales en Espagne, éd. Amsterdam, 12 euros.

Source Regards

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