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03/10/2015

Tuiles en série

La petite entreprise de couverture va très mal, René vient de se fâcher avec son frère Marcel, pour une idiote histoire matérielle. En effet, Ils sont en train de refaire la toiture d’une maison en ville avec un étage, rien de difficile pour eux, mais le moteur de leur unique monte-charge mobile n’a pas voulu démarrer ce matin. René plein de bonne volonté s’est mis en tête de le démonter, puis ne trouvant rien d’anormal, de le remonter. Lorsque serrant la dernière vis du capot, il se retrouva avec un écrou et un petit ressort en plus, il n’eut pas le temps de se gratter la tête, geste qui montrait chez lui un grand embarras, son ainé constatant les dégâts plus vite que lui partit dans une de ses colères mémorables contre lui. Il prit le camion rageusement pour aller chercher poulie, cordes, palette et madriers et pouvoir ainsi continuer le chantier, laissant un René irrémédiablement vexé de s’être fait allumé de la sorte.
Les deux frères en sont là, à la pause de midi, mangeant en chiens de faïence, chacun de son coté sur le tas de sable tout prêt de la maison, ruminant leurs frustrations respectives. Les frères ont, hélas, hérité de leur père, le conflit les transforme comme à chaque fois en taiseux, le silence règne, épais et froid, juste rythmé par les mastications des deux couvreurs, et leurs allers-retours au cubi de merlot, mais ce n’est pas suffisant à rétablir le contact entre eux, le challenge est bien pour les deux renfrognés de ne pas parler le premier, le faire comme du temps du patriarche serait un signe de défaite irrémédiable à la face à l’autre, pour ces deux têtes de lard.
Sans rien dire, Marcel se lève, monte à l’échelle pour installer la poulie sur le pignon du toit en un système complexe de haubans et de madriers. René, lui, place la benne du camion juste à l’aplomb du toit, à moitié remplie des tuiles neuves, qu’il leur faudra monter, afin qu’elles remplacent les vieilles qui iront elles, dans la benne, les deux frères les triant après pour récupérer ce qu’il sera possible. Marcel, mutique, teste le système, qui fonctionne, la palette tombe pile dans le camion et la corde pour la tirer juste derrière sur le trottoir.
Il remonte donc sur le toit, tandis que René commence à charger les tuiles neuves sur le plateau mobile, une fois fini, René redescend de la benne pour tirer sur la corde et hisser les tuiles à la hauteur de son frère sur le toit. Marcel pendant ce temps a déjà stocké là-haut au bord du vide sur les voliges découvertes, le premier tas à de vieilles tiges de botte à descendre.
Il décharge les neuves puis pose les usagées sur la palette qui oscille dans le vide. Marcel devrait demander à son frère le top pour redescendre, mais la rancune est là, tenace, il ne le fait pas. René, en bas, ruminant la soufflante du matin, se promet de ne pas héler son frère pour lui demander s’il peut redescendre la palette, plutôt crever se dit-il.
Marcel continue de charger donc, René sent bien que ça commence à lui tirer sur les bras mais il pourrirait sur place plutôt que d’émettre un son.
 A bout de forces, il passe la corde en une boucle autour de son bras, la sueur perlant sur son front boudeur. Sur son toit, consciencieusement, Marcel entasse toujours les tuiles sans s’arrêter, marmonnant sur son ….de frère.
René a beau s’échiner à tenir la corde stable, étouffant des jurons, il n’y parvient que difficilement, ses pieds se détachent même du sol, de temps à autre.
Puis fatalement le poids de la palette finit par dépasser largement celui de René, la force de ses muscles n’y peut plus rien, la palette se met à descendre.
Marcel, voyant la poulie tourner, esquisse un sourire vengeur, comme si c’était un début à sa future victoire.
René, décolle alors sans un cri, la corde l’étire par son bras attaché, idiot, il regarde le sol s’éloigner, il se gratterait bien la tête, mais la palette descendante ne lui en laisse pas le loisir, elle le percute à l’épaule puis lui laboure le côté droit, et continue sa descente pour aller s’écraser dans le camion. Marcel se retourne surpris par le bruit, les yeux hallucinés par l’apparition soudaine de son frère tel un diable désarticulé remplaçant la palette, il émet un cri, René braille aussi mais de douleur, ses doigts viennent de s’encastrer dans la poulie.
En bas, sous le choc du crash, les tuiles s’éparpillent en un nuage ocre, soulageant instantanément la palette, qui presque vide, redevient alors plus légère que René, elle repart instantanément vers le ciel. René ne saisit pas lorsque la corde mollit d’un coup et se retend pour le renvoyer vers le sol, attiré par la gravité. La palette le croise à nouveau, en remontant cette fois, lui tapant dans le pied et labourant tout son côté gauche.
René s’écrase au sol tel la pomme de Newton, à peine ralenti par la collision, mais laissant sa cheville gauche en compote.
Marcel à peine remis de sa stupeur, se jette du toit sur la corde pour tenter quelque chose, au moment où il l’empoigne, s’arrachant la peau de ses mains calleuses au passage, la palette vient se fracasser sur lui et la poulie, qui n’oublie pas de lui broyer les doigts comme ceux de son frère auparavant. Bêtement accroché aux restes de la palette explosée, Marcel est à cet instant plus lourd que son frère gisant inconscient sur le trottoir en bas, mais toujours lié à la corde, ce qui fait redécoller René en lui démettant l’épaule au passage.
A mi-hauteur, les deux frères se rencontrent enfin, en une étreinte accidentelle qui a plus à voir avec un télescopage bovin qu’à la grâce de ces acrobates involontaires.
Marcel, sous la sécheresse de ce nouveau choc, lâche enfin cette maudite corde, et s’accroche à son frère en un réflexe stupide comme pour le -ou se- protéger, ce qui oriente leur chute en une sorte de mouvement pendulaire du système de levage tout entier.
Grâce lui, les deux corps s’écrasent miraculeusement sur le tas de sable, en aplatissant les gamelles du midi et le cubi de vin, mais évitant le camion. L’installation en haut du toit oscille et tremble un moment, subissant la somme des différentes chorégraphies aériennes des deux frères, elle cède tout à coup au plaisir de voler. Les madriers s’arrachent du toit, et chutent à leur tour, pile-poil sur la cabine du camion, dont le pare-brise explose et le toit se déforme, le plus lourd des madriers vient se planter à la verticale sur le tableau de bord, en plein sur la commande de la benne, qui obéissante, s‘élève lentement. Son contenu commence à verser vers le sol. Marcel, le visage ensanglanté, ne voit plus rien, mais reconnait le bruit caractéristique du vérin unique. Il comprend mais il a juste le temps de se coucher sur son frère, les bras sur sa tête, terrorisé, qu’une avalanche de 100 mètres carrés de tuiles importées d’Espagne vient se briser à ses pieds, lui couvrant un peu brutalement le bas des jambes, en un fracas assourdissant de vaisselle cassée multiplié à l’infini.
Puis le silence revient, tel un calme de champ de bataille, le nuage de poussière se dissipe, les voisins accourus y découvrent une curieuse bête à deux têtes de boxeurs ressemblant vaguement à Marcel et René, accouchant sur un tas de sable d’un monstrueux tas de terre cuite, qu’un camion cabossé hérissé de poutrelles, semble tenter d’avaler, tout cela dans un léger parfum de vin sablé. Les pompiers arrivent assez rapidement, ils ne trainent pas pour emporter les deux victimes inanimées vers le bloc opératoire et de longs mois de convalescence.
Les gendarmes, entre deux fous-rires, mettront très longtemps à écrire un procès-verbal cohérent, et constateront que le monte-charge manquait simplement d’essence, l’écrou et le ressort étaient sur le trottoir certainement depuis une éternité, l’expert de l’assurance eut aussi beaucoup de mal à comprendre, mais il fit prendre en charge l’ardoise conséquente en brodant un roman à sa direction, prenant pitié du drôle de sort des artisans, plongés eux, dans un mutisme définitif.
Ils ne se parlèrent jamais plus, se reprochant pour toujours, silencieusement, l’un l’autre, de ne pas s’être parlé à temps.
Source Mediapart Le Blog JOSEPH G

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