Le ciment, chez Holcim, la société suisse qui s'apprête à fusionner avec le français Lafarge, c'est une très vieille et longue histoire et elle est étroitement liée à celle de la famille Schmidheiny. Elle trouve ses racines à la fin du XIXe siècle, quand l'industrie du bâtiment explose en Suisse. Le Rhin charrie alors beaucoup d'argile et la petite briqueterie qu'a rachetée Jakob Schmidheiny à Heerbrugg, son village d'origine (nord), près du lac de Constance, peine à répondre à la demande.
Jakob Schmidheiny invente alors un procédé mécanique qui lui permet de mélanger les matériaux plus vite et de faire prospérer son usine comme aucune autre dans la région.
Fils de tailleur, pauvre, chétif et boiteux – une variole à l'âge de 5 ans l'avait laissé légèrement handicapé –, Jakob avait quitté l'école très tôt pour travailler comme tisserand. Mais d'autres ambitions le guidaient : « Je serai un fabricant », répétait-t-il. Patiemment, il économisa, rattrapa son retard scolaire à plus de 20 ans et finit par réaliser son rêve : il acheta le petit château de Heerbrugg, perché sur la colline, et la briqueterie attenante.
ASTUCE FAMILIALE
La ténacité du fils de tailleur devenu le roi de la brique à la sueur de son front a marqué les trois générations suivantes de Schmidheiny, qui n'ont eu d'autres choix que de perpétuer l'exemple. Le ciment, ce sera le succès d'Ernst, le fils de Jakob.
Mais Holcim n'est pas une création des Schmidheiny. A sa fondation en 1912, la cimenterie Holderbank, renommée Holcim en 2001, appartient à un concurrent. « Ernst aurait voulu entrer dans le capital, mais on ne l'aimait pas beaucoup chez Holderbank », explique l'économiste suisse Beat Kappeler.
Le fils de Jakob fait alors preuve d'une astuce que la famille répétera à maintes reprises pour acquérir ce qui ne lui appartient pas : il vend à Holderbank quelques-unes de ses propres usines contre des actions. Petit à petit, les Schmidheiny finissent par détenir la majorité des entreprises convoitées.
En 1920, en plus de la brique et du ciment, Ernst reprend avec un partenaire la majorité des actions de l'usine Eternit, qui possédait en Suisse le brevet du mélange de ciment et d'amiante, inventé en Autriche au début du siècle. Un héritage qui s'avéra, un demi-siècle plus tard, moralement très encombrant.
LONGÉVITÉ DE LA DYNASTIE
Le succès d'Holcim tient d'abord à la longévité de la dynastie – Thomas Schmidheiny, le plus important actionnaire individuel, et son frère Stephan sont les représentants de la quatrième génération. Chaque héritier a spectaculairement augmenté la fortune à transmettre.
Dans l'industrie suisse, il n'y a guère que la famille de soyeux Bodmer, à Zurich, et les Hoffmann-Oeri, descendants du fondateur des laboratoires pharmaceutiques Hoffman-La Roche, à Bâle, qui ont passé, comme eux, le seuil fatidique de la troisième génération.
Un seuil qui hante les clans depuis que l'écrivain allemand Thomas Mann a décrit le déclin de sa propre famille de négociants à la troisième génération, dans son roman Les Buddenbrook.
Tout en restant concentrée pendant plus d'un siècle sur ses centres de compétence, la dynastie Schmidheiny a influencé l'ensemble de l'économie suisse.
Max, le père de Thomas et Stephan, a présidé l'entreprise d'électrotechnique Brown Boveri Company (BBC), qui fusionnera, en 1988, avec la société suédoise ASEA pour devenir le géant mondial ABB. Stephan fut un temps le principal actionnaire de la société de compteurs électriques Landis & Gyr. Il a aussi marié la société d'optique Wild, établie dans le berceau du clan à Heerbrugg, avec Leitz et Cambridge Instruments pour créer Leica.
La dynastie a participé à l'essor de l'horlogerie en s'engageant dans la SMH, l'ancêtre du groupe Swatch. Les Schmidheiny ont également siégé aux conseils d'administration des plus grands établissements bancaires suisses.
Finances, montres, bâtiment… Il ne manquait plus qu'une compagnie aérienne pour ancrer le clan saint-gallois, dont l'empire était pourtant en pleine expansion mondiale, au coeur de l'identité suisse. En 1958, la présidence de Swissair est reprise par un Schmidheiny. Quelques décennies plus tard, Thomas entre au conseil d'administration.
« ILS SONT LE POUVOIR »
De défenseurs du symbole helvétique, les Schmidheiny en deviennent les fossoyeurs aux yeux de l'opinion lorsqu'en octobre 2001, le fameux « grounding » de Swissair – la compagnie n'étant plus en mesure de payer ses factures, les vols sont suspendus et l'ensemble de la flotte reste au sol – préfigure la mort de la compagnie, le 31 mars 2002. Thomas confiera plus tard que certains pilotes de Swiss, la flotte née des cendres de Swissair, refusaient de le faire monter à bord.
Quelques descendants Schmidheiny ont eu des mandats politiques, mais plutôt par devoir civique que par volonté de concentrer les pouvoirs : « Les Schmidheiny ne sont pas liés au pouvoir, ils sont le pouvoir, résume l'économiste Beat Kappeler. La Suisse connaît moins que la France l'imbrication du politique et de l'industrie. Les patrons n'ont pas besoin de mandats politiques pour imposer leurs vues. »
La discrétion des milliardaires Schmidheiny reste toutefois une grande qualité aux yeux des Suisses. On les voit rarement dans la bonne société ou dans les magazines. « L'argent est un mal nécessaire. Je dépense peu pour mes besoins personnels et mon style de vie est plutôt modeste », déclarait le richissime Max Schmidheiny en 1975 à la télévision suisse.
Stephan laisse à ses camarades d'études le souvenir d'un homme qui ne se séparait jamais de son vieil imperméable. Pourtant, la dynastie a constitué dans l'ombre une collection d'oeuvres d'art du XXe siècle d'une rare valeur.
Mais, comme l'a montré l'affaire Swissair, les Schmidheiny n'ont pas connu que des heures de gloire. Le premier gros coup dur a été porté à la fin des années 1920. Ernst, le fils du fondateur, a frisé la banqueroute pour avoir trop agrandi son empire naissant au lendemain de la crise de 1929.
En Egypte, sa fabrique de ciment ultramoderne lui coûte trop cher. Il supplie son banquier de le sauver du « naufrage total ». En 1935, celui à qui la famille devra sa fortune dans le ciment, meurt dans le désert du Sinaï, accablé de dettes. Son bimoteur, un De Havilland Dragon, est pris dans une tempête alors qu'il volait du Liban vers l'Egypte.
SCANDALE DE L'AMIANTE
Il laisse sa succession à Max, 26 ans, et à Ernst II (car on numérote les Schmidheiny comme les rois ou les papes). La dévaluation du franc suisse en septembre 1936, provoquant une reprise immédiate des exportations, a sauvé les deux jeunes héritiers de la faillite.
Le deuxième coup, le plus dur, est le scandale de l'amiante, auquel le nom des Schmidheiny est lié à jamais. Quand Ernst rachète l'usine Eternit en 1920, il sait que son potentiel est énorme : les plaques préfabriquées, imperméables, ignifuges et isolantes, représentent un gain de temps et d'argent à une période où le bâtiment utilisait encore des matériaux traditionnels.
L'expansion est fulgurante et, grâce à une stratégie d'entente entre entreprises, dans laquelle ils sont passés maîtres, les Schmidheiny s'imposent sur le marché international. Fidèles à la tradition du clan de répartir les propriétés et les responsabilités en évitant le piège de la super-holding familiale, Stephan Schmidheiny hérite d'Eternit en 1976 alors que son frère Thomas reprend Holderbank, l'ancêtre d'Holcim.
Stephan n'a pas tiré la bonne carte. En 1939 déjà, la caisse suisse d'assurance avait reconnu les maladies pulmonaires causées par l'amiante comme des maladies professionnelles. Stephan est le premier du clan à prendre des mesures. Il lance un programme pour développer des produits exempts d'amiante.
ACTIONS ÉCOLOGIQUES ET PHILANTROPIQUES
Après un procès historique à Turin auquel il n'a jamais comparu, il est condamné, en 2012, à seize ans de prison et des millions d'euros d'indemnités pour la mort d'environ 2 000 employés des usines Eternit à Gênes. En 2013, la peine a encore été alourdie à dix-huit ans. Un jugement en appel est attendu en Italie, pays qui a interdit l'amiante plusieurs années après que Stephan a entrepris son élimination. Aujourd'hui, Stephan ne s'exprime plus. On dit qu'il partage sa vie entre sa propriété de Hurden dans le canton de Schwyz et l'Amérique latine, où il a engagé plusieurs actions écologiques et philanthropiques.
Au moment où l'on annonce le mariage avec Lafarge, son frère Thomas reste propriétaire de 20,1 % des actions d'Holcim. Il a quitté la direction et la présidence du groupe pendant l'affaire Swissair.
Avec l'introduction de l'action unitaire en 2003, la famille Schmidheiny a perdu la majorité des voix et Thomas, cinquième fortune suisse selon Forbes (6,4 milliards de dollars, soit 4,63 milliards d'euros), n'a pas suivi toutes les augmentations de capital.
Il vient de rénover à grands frais l'hôtel de Bad Ragaz et est propriétaire du plus grand vignoble du canton de Saint-Gall. Resté relativement à l'écart du scandale de l'amiante, il a retrouvé le sourire : son vin a même été servi à bord des avions de la compagnie Swiss.
Source LE MONDE par Aude Robert (Berne (Suisse), correspondance)
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