Avec son imposante façade de briques flanquée d’une vierge, la tuilerie des Milles est un beau spécimen de friche industrielle. Lors de sa construction en 1882, elle a bénéficié des dernières innovations technologiques de son temps : four Hoffmann à cuisson continue, presse à tuiles verticale… Deux hautes cheminées dominent aujourd’hui encore ce site de sept hectares où travaillèrent des milliers d’ouvriers venus de la région et d’Italie. Mais, s’il est désormais accessible au public, c’est moins pour raconter cette histoire-là que pour témoigner des trois années qui ont changé le cours de son destin. À partir de septembre 1939, après la réquisition de l’usine fermée depuis deux ans à cause de la crise économique, 10 000 personnes de 38 nationalités vont être détenues dans ce que l’on nommera désormais le « camp » des Milles. D’abord destiné aux « sujets ennemis », c’est-à-dire aux ressortissants du Reich arrêtés sur le territoire français, il va ensuite recevoir les « indésirables » (étrangers, Juifs, opposants…) avant de devenir, à l’été 42, une antichambre d’Auschwitz (pour plus de 2 000 Juifs). Soixante-dix ans séparent le départ du dernier convoi et l’inauguration officielle du « Site- Mémorial », le 10 septembre dernier : des décennies d’oubli pour les uns. D’attente et de combat pour les partisans de la mémoire, qui ont finalement obtenu gain de cause. Le « seul grand camp français d’internement et de déportation encore intact » abrite désormais un équipement éducatif et culturel ambitieux.
Parcours. « Ce qui est recherché, ce n’est pas que le visiteur, en particulier le jeune visiteur, sorte du Site-Mémorial accablé devant la noirceur des persécutions mais, éclairé par ce passé tragique, qu’il prenne conscience que chaque homme ou femme peut mobiliser ses qualités de vigilance et de résistance », déclarait Alain Chouraqui, le président de la Fondation du camp des Milles, dans son discours inaugural. Il ne faut pas s’attendre à visiter un camp de concentration (ce que le camp des Milles n’était pas) ni à être confronté à des images insoutenables. Le long parcours qui sillonne les 15 000 m2 du site a été conçu par un conseil scientifique international et pluridisciplinaire, composé d’universitaires et d’acteurs culturels. Leur intention est avant tout pédagogique. Le premier temps de la visite est ainsi consacré à l’information. Films, archives et témoignages situent le contexte historique en Europe et dans la région. La chronologie du site est présentée sur des panneaux entourant une foule de « stèles » audiovisuelles consacrées aux principaux acteurs du camp (artistes, scientifiques, résistants…).
Ce premier volet muséal, extrêmement dense et complet, rassemble la documentation accumulée au fil des années par le Mémorial de la Shoah. Le visiteur ne découvre donc, que dans un second temps, les espaces jadis dévolus à l’internement. Le parti pris d’une restauration légère et d’une muséographie minimaliste entend traduire au plus près la configuration du camp. Parce que la tuilerie a repris son activité dès le lendemain de la guerre et jusqu’en 2006, une part importante des traces matérielles de l’activité du camp ont disparu. On visite néanmoins la salle des presses, les fours et les ateliers de fabrication ou de séchage. La première abritait parfois des cérémonies ou des spectacles, les seconds ont connu toutes sortes d’utilisations. Les autres espaces faisaient office d’immenses dortoirs, où les détenus étaient livrés à une extrême promiscuité. S’il est difficile d’imaginer la vie dans le camp, la poussière évoquée par les prisonniers dans leurs témoignages reste omniprésente. Et, dans le silence qui règne sur les lieux, un cœur portant l’inscription « la liberté, la vie, la paix », gravé sur le mur d’un couloir, prend désormais tout son sens. Des graffitis et des inscriptions comme celle-là, l’équipe d’archéologues en a mis à jour plus d’une centaine.
Mécanismes de l’exclusion. Après le temps de l’émotion, vient celui de la réflexion. L’innovation principale du Mémorial, c’est la création d’un dispositif analysant, au moyen d’un film et de panneaux explicatifs, les étapes qui conduisent de la discrimination au génocide. Dans une approche universaliste, associant la Shoah aux génocides arménien, tzigane et rwandais, les mécanismes de l’exclusion sont disséqués un par un. Le parcours s’achève sur la question de la responsabilité individuelle et un « Mur des actes justes », répertoriant divers faits de sauvetage et de solidarité. Car l’objectif d’Alain Chouraqui et de ceux qui se sont battus pour faire exister le Mémorial est « de gagner le pari difficile que l’homme puisse apprendre de son passé et sache transformer la mémoire-révérence en mémoire-référence. Pour aujourd’hui et pour demain. » Le Site-Mémorial du camp des Milles attend 100 000 visiteurs par an, dont 40 000 scolaires.
LE CAMP DE L’ART
Le site a conservé près de 500 œuvres d’art réalisées par des détenus.
Le camp des Milles doit largement sa singularité – et sa sauvegarde – à l’art. Il a en effet compté parmi ses internés une proportion importante d’artistes, et l’inscription de la salle dite « des peintures murales » à l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques, en 1983, a constitué une étape décisive vers la création du Mémorial. A l’époque, le propriétaire de la tuilerie s’apprêtait à détruire la menuiserie qui avait servi de réfectoire aux gardiens et qui recelait de remarquables fresques réalisées par des internés. Alertée par le sous-préfet, la communauté juive a dû batailler pour sauver cette construction, aujourd’hui restaurée et accessible au public (à l’extérieur, en sortant du bâtiment principal).
Die Katakombe. On y découvre un Banquet des nations multiethnique parodiant La Cène, et plusieurs autres fresques qui illustrent avec humour le racisme et la disette frappant cette période. On estime aujourd’hui à près de 500 le nombre d’œuvres réalisées au camp des Milles. Parmi les peintres, il y avait les grands surréalistes, Max Ernst et Hans Bellmer, mais aussi une foule de noms moins célèbres dont les travaux constituent de précieux témoignages. Il s’agit surtout de dessins relatant la vie du camp sur un mode réaliste, ironique ou onirique. Obsédé par l’architecture des lieux, Hans Bellmer a des visions de briques, tandis que Max Ernst dessine les Apatrides, des silhouettes en forme de limes, l’outil de l’évadé. Il a installé son atelier, au sous-sol, dans un four.
« Parmi les peintres, les grands surréalistes, Max Ernst et Hans Bellmer, mais aussi une foule d’anonymes dont les travaux constituent de précieux témoignages »
Dans les premiers temps, l’atmosphère qui règne sur le camp est, sinon propice à la création, du moins tolérante. Un autre four est baptisé Die Katakombe, en hommage à un cabaret berlinois contestataire fermé par les nazis. Des scientifiques, parmi lesquels deux futurs prix Nobel (Otto Meyerhof et Tadeus Reichstein) y donnent des conférences, les gens de théâtre (Friedrich Schramm, Max Schlesinger...) y montent des pièces et les musiciens y font des concerts. Un journal est même créé, la Pomme de terre, auquel vont collaborer de grandes plumes, tel Lion Feuchtwanger, qui relatera ensuite ses souvenirs du camp dans Le Diable en France, ou Franz Hessel, père de Stéphane Hessel et héros du roman Jules et Jim.
« Art dégénéré ». Comment expliquer la présence d’un tel nombre d’écrivains, peintres, musiciens et intellectuels au camp des Milles ? C’est qu’au départ, y étaient internés ceux qui avaient fui le régime nazi. Quand l’histoire de l’art salue le dynamisme des mouvements d’avant-garde dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, les nazis, eux, qualifiaient leurs œuvres d’ « art dégénéré ». En 1937, l’exposition organisée à la demande d’Hitler est suivie d’autodafés. De quoi inciter les artistes qui ne l’ont pas déjà fait à quitter le pays. Certains se rendent en France, et notamment autour de Marseille, souvent dans l’espoir d’émigrer. C’est là qu’ils sont arrêtés, moins pour leurs idées que pour leur nationalité - allemande ou autrichienne - jugée « ennemie » par le gouvernement français. La majeure partie d’entre eux a réussi à quitter le camp avant 1941, mais l’un des peintres du réfectoire, Karl Bodek, est mort à Auschwitz, après avoir été déporté au cours de l'été 42.
Source 8ème Art
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire