inventer l'impressionnisme, les toits de Paris durcissent l'impression, géométrisent la nature, la dé-structurent, et elle devient sous les pinceaux de Cézanne, de Picasso, de Braque et de Léger le cubisme. Sur le chemin de l'abstraction, Nicolas de Staël dissimule encore quelques figurations de la réalité : des routes et des toits. De ce paysage supra-urbain, il ne sera bientôt plus question que de lumière sur du noir introuvable, Pierre Soulages zingue et soude la fin des représentations.Du temps de Lutèce, c'était des tuiles romaines, et puis il y a eu le chaume et le bois, au Moyen Age. A la Renaissance, les tuiles plates étaient fabriquées au bord de la Seine, aux tuileries pour ne pas les nommer, l'ardoise était extraite des carrières d'Angers, et c'est à partir de là que les toits de Paris ont commencé de former ce relief plein d'obliques, de penchants, de verticalités, grises, gris bleu, selon ce que le ciel décide.
De cette longue conversation avec les nuages, de ces cinq siècles d'épousailles tumultueuses sous le contrat de la lumière, les toits de Paris retiennent les ombres, multiplient les traits, les taches, distribuent des petits carrés de vasistas, les rehauts rouges des cheminées de brique, et tout à coup, au flash d'une fenêtre qui s'ouvre, on se rend compte qu'il fait beau. Rien de tout ça n'est naturel puisque c'est l'oeuvre de la main de l'homme ; il s'agit pourtant bien d'un paysage : "On est à la montagne", disent les couvreurs. Les peintres, eux, sont au travail, et pas seulement ceux qui vivent "sous les toits", dans leur mansarde, grelottant de misère, un pot de chambre sous la fuite d'eau, prisonniers d'une lucarne qui leur offre ces vagues immobiles de zinc, de plomb, de schiste et du cuivre verdi en guise d'écume.
Ce que la peinture française doit aux chiens-assis, aux gouttières, aux balcons, aux coupoles, c'est incalculable, et c'est pourtant ce que le livre du photographe Gilles Mermet calcule.
L'idée était d'abord de rendre justice au métier de couvreur. Qui ne souffre pourtant d'aucune injustice, ne fait même pas partie des métiers oubliés. Simplement, les funambules des faîtières ne dansent pas avec les stars de la télé. La belle affaire. C'est une profession en pleine santé, qui ne souffre d'aucune mauvaise réputation et dont l'avenir est assuré. Certes, il y a Beaubourg et l'Opéra Bastille, il y a la mode des terrasses et le Grand Paris qui s'approche, Jean Nouvel et Roland Castro en Charybde et Scylla de l'intra-muros, mais ce n'est pas demain la veille que leurs tours vont remplacer l'hôtel Lambert, les pavillons de la place des Vosges, et les kilomètres carrés de zinc qui couvrent nos immeubles haussmanniens. Resteront éternellement les longs pans et croupes rondes de Notre-Dame, la flèche de la Sainte-Chapelle et le dôme nervuré du Palais du Luxembourg. Tous les cinquante ans, il faut presque tout changer.
Je suis allé, avec ma caméra, rencontrer une équipe sur le chantier de la rue Monsieur. Maître ouvrier, compagnon et apprenti parlent des grands espaces, du silence et de la solitude car, ce qui les gêne le plus, c'est de tomber sur un client à l'ouverture d'une lucarne, au coin d'un balcon, derrière un oeil-de-boeuf. Ils décrapouillent, dégorgent, placent les solins de plâtre et les lambrequins en bordure du toit, et préfèrent n'avoir affaire à personne. Les vents et marées ne sont pas une souffrance, ni même une " pénibilité ".
Quand ils voient arriver les averses, les brillances après la pluie, et le soleil qui se couche là-dessus, ils ne peuvent pas s'empêcher de sortir leur portable et de prendre une photo. Ils me les montrent, je comprends que le beau livre de Mermet est tout à la fois celui qu'ils auraient aimé faire, celui qu'ils imitent, et dont ils sont fiers.
A lire
"Les Toits de Paris ou l'art des couvreurs", texte et photographies de Gilles Mermet, éditions de La Martinière, 180 p., 35 €.
Source Le Monde
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